Ardavan Amir-Aslani, avocat enseignant à l’Ecole de guerre économique, publie son nouvel essai aux éditions de l’Archipel le 23 février 2023 : Turquie, nouveau califat ? Il y décrypte tous les enjeux étudiés au regard de l’Histoire, des défis énergétiques et de la géopolitique d’une Turquie au bord de l’explosion, un siècle après la fondation de la République par Mustafa Kemal et alors que le pays s’apprête à connaître des élections présidentielles au mois de juin.
La Turquie, leader du monde sunnite ?
Partie intégrante de l’Empire ottoman de sa fondation jusqu’à sa chute, à l’exception du Maroc, le monde arabo-musulman du pourtour méditerranéen et du Proche-Orient a toujours été une zone relativement complexe à administrer pour les sultans. Au sein de cet immense Empire certes musulman, mais multiethnique et somme toute très décentralisé, les peuples arabes ont longtemps conservé une autonomie d’administration qui a pu faciliter désirs d’indépendance et révoltes à partir de la fin du xviiie siècle – une temporalité qui coïncide d’ailleurs avec l’apparition du wahhabisme en Arabie, jusqu’aux révoltes des années 1916-1918 dans l’optique de bâtir un grand royaume arabe sous l’égide des Hachémites. Ces multiples « trahisons » ont généré en Turquie un profond ressentiment envers les Arabes et tout ce qui en était issu, y compris la religion. Un sentiment largement exploité par la République kéma- liste pour accélérer le recul de l’islam en Turquie.
État « exceptionnel » au sein du monde musulman, à la fois laïc, démocratique et, en dépit des réformes d’Atatürk, toujours culturellement attaché à l’islam, la Turquie fait figure de rivale pour les autres puissances musulmanes. Si, durant la majeure partie du xxe siècle, les relations avec le monde arabe sont restées marquées par une relative neutralité, les choses ont beaucoup évolué avec l’essor de l’islam politique turc dans les années 1980, plus encore au tournant des années 2000 avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Composante essentielle de la redéfinition de l’identité turque selon les islamo-conservateurs, l’appartenance à l’islam ne pouvait, à terme, que stimuler une compétition d’ordre politico-religieux entre les pétromonarchies sunnites du golfe Persique, l’Arabie saoudite gardienne des Lieux saints de l’islam en tête, et une Turquie en voie de réislamisation sous l’impulsion du projet civilisationnel d’Erdogan. Dans son rêve de résurrection de l’Empire ottoman, le président turc n’espère rien d’autre qu’imposer de nouveau son pays comme phare du monde sunnite, d’autant plus légitime pour ce faire qu’il pouvait prétendre, voici encore une dizaine d’années, incarner une synthèse réussie entre démocratie et islam. Son autoritarisme grandissant et sa mainmise sur les institutions ont néanmoins réduit cette aura.
Le Proche-Orient constitue, à l’instar de l’Asie centrale, une partie de l’« étranger proche » de la Turquie républicaine sur lequel elle estime avoir un droit de regard, donc d’intervention. Le « néo-ottomanisme » d’Erdogan et de l’AKP se décline donc naturellement au-delà des frontières, mais selon une dynamique plus complexe qu’un simple désir d’exercer une influence dans des zones jadis sous la juridiction d’Istanbul. Les considérations énergétiques et géopolitiques à plus grande échelle entrent en effet davantage en ligne de compte et rendent la relation turco-arabe victime de fluctuations, au gré des intérêts stratégiques des uns et des autres. L’erreur principale d’Ankara est en effet de penser que le monde arabe considère encore la Turquie comme un pays modèle, et Erdogan comme un sauveur, alors que cette perception est loin d’être partagée au sein des chancelleries arabes. En réalité, l’aventurisme turc sur divers terrains d’opérations extérieurs (Syrie, Libye, Méditerranée, Haut-Karabakh), les prises de position « évolutives » du président turc par rapport au conflit israélo-palestinien, à l’Iran, ou encore son adhésion à l’idéologie des Frères musulmans, sont autant de sujets de clivages avec les autres puissances du monde arabe – l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis –, qui voient d’un très mauvais œil la volonté de la Turquie de s’imposer en leader du monde arabo-musulman.
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Une compétition politico-religieuse pour le leadership du monde musulman sunnite
À partir de 2002, la Turquie d’Erdogan renoue volontairement avec le monde arabe, aidée en cela par un gouvernement d’islamo-conservateurs qui peuvent trouver des convergences idéologiques avec les wahhabites d’Arabie saoudite, et plus encore avec les Frères musulmans égyptiens ou ceux réfugiés dans les diverses pétromonarchies du golfe Persique, notamment le Qatar. Tous s’accordent en effet au moins sur un point : le rôle politique et social de l’islam. Au demeurant, nombreux sont les cadres de l’AKP à avoir entretenu ou à entretenir des relations étroites avec les pays arabes, au point que l’on soupçonne le parti d’avoir bénéficié de leur « diplomatie du portefeuille » pour se hisser au pouvoir. Dix ans durant, les relations économiques avec les pétromonarchies ont donc été renforcées par la volonté d’Erdogan, qui a envoyé les meilleurs hommes d’affaires turcs séduire les marchés du Proche-Orient et du Maghreb, tandis qu’il recrutait des diplomates arabophones pour compenser l’héritage occidental des institutions kémalistes. Les relations furent si bonnes qu’entre 2005 et 2014 c’est un Turc, Ekmeleddin ?hsano?lu, qui occupa la présidence de l’Organisation de la coopération islamique fondée par les Saoudiens.
La discorde est apparue lorsque les ambitions régionales de la Turquie en vue de retrouver son statut de puissance ont commencé à s’affermir sous l’impulsion d’Ahmet Davuto?lu et de l’idéologie néo-ottomane de l’AKP. Le ministre des Affaires étrangères d’Erdogan avait mis au point sa célèbre politique dite de « zéro problème avec les voisins », tout en se proposant de concentrer les actions de la Turquie sur les zones ayant appartenu à l’Empire ottoman : les Balkans et l’Afrique du Nord, mais plus particulièrement le Moyen-Orient. Les printemps arabes de 2011 ont achevé d’exposer la rivalité au grand jour. Face aux révolutions en Tunisie et en Égypte, aux manifestations grandissantes à Bahreïn, aux guerres civiles qui se déclenchaient en Syrie, en Libye et au Yémen, la Turquie et le Qatar, soutiens des Frères musulmans, ont vu dans ces événements une opportunité pour l’islam politique et les mouvements fréristes de s’implanter durablement sur l’échiquier politique de ces pays en transition.
Mieux : en raison de son attachement à la pensée frériste, où la légitimité politique provient du processus électoral et de l’expression populaire et non d’un droit divin, la Turquie apparut dans ce contexte comme un contre-modèle de société démocratique et musulmane idéale, une alternative aussi bien aux pouvoirs corrompus des pétromonarchies du golfe Persique qu’à la théocratie iranienne. Par son histoire unique au sein du monde musulman et son potentiel d’État moderne, la Turquie plaît à la jeunesse du monde arabe précisément grâce à un modèle à la fois proche et original. Héritière d’un empire où cohabitaient plusieurs religions, synthèse apparemment réussie entre société musulmane et laïcité, libertés démocratiques et ouverture économique, à la différence du nationalisme arabe ou de l’islamisme, le storytelling turc diffuse un sentiment de réussite, d’équilibre et d’apaisement.
L’autre originalité est que ce modèle est porté par un peuple asiatique et non arabe au sein de la civilisation musulmane, ce qui peut néanmoins créer un sentiment d’infériorité au sein des pays arabes vis-à-vis de la culture turque, en apparence plus développée et plus mature d’un point de vue politique. Les liens ne pouvaient donc qu’être forts avec les diverses branches de l’islam politique des Frères musulmans, en Égypte et au Maghreb, puisque la confrérie prône une réconciliation entre islam et démocratie et use de ce dernier moyen pour s’implanter durablement sur l’échiquier politique des sociétés musulmanes.
Pour appuyer davantage la réislamisation de la Turquie, qui séduit non seulement l’électorat turc mais aussi la rue arabe, et surtout souligner la différence d’engagement sur le sujet par rapport aux pétromonarchies, Erdogan a décidé de conférer une dimension supplémentaire au soft power turc en visitant l’Égypte, la Tunisie et la Libye dès 2011 afin de soutenir les mouvements contestataires, considérés comme des menaces par les pétromonarchies. Il est surtout devenu radicalement critique de la politique israélienne, la meilleure façon de récupérer l’adhésion des Arabes et des musulmans à travers le monde consistant à s’imposer comme le champion de la cause palestinienne, largement abandonnée par l’Arabie saoudite. Erdogan a donc multiplié les saillies antisionistes, appelé à la création d’un État palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale, une ligne rouge qui demeure infranchissable pour l’État hébreu. La Turquie, déjà « mécène » des Frères musulmans qui tiennent chaque année à Istanbul leur réunion internationale, s’est aussi rapprochée du Hamas, la branche palestinienne de la confrérie.
Pour autant, et c’est là toute l’ambiguïté de l’AKP, la Turquie n’a jamais rompu avec Israël, reconnaît toujours son existence et surtout n’a jamais adopté la charia comme fondement du droit turc. Le discours évolue à des fins électoralistes et stratégiques, mais cela semble s’arrêter là. Cependant, Erdogan n’a pas réservé ses critiques aux seuls Israéliens ; il a également contesté la légitimité religieuse de l’Arabie saoudite, gardienne des Lieux saints, face à celle d’un ancien califat tout aussi apte à occuper cette charge, comme il le fit pendant près de trois cents ans après la chute du Caire en 1517 en tant que leader de l’islam sunnite, une légitimité que seule l’Égypte, authentique autorité au sein du monde sunnite et siège de l’université Al-Azhar, pourrait revendiquer. Outre l’aura dont a pu bénéficier la Turquie, même éphémèrement, au moment des printemps arabes, le soft power déployé pour renforcer sa profondeur stra- tégique a fatalement créé un niveau de concurrence et d’influence supplémentaire face aux pétromonarchies. L’ambition d’Erdogan reste bien de faire de la Turquie une puissance islamique orientale, championne de l’islam politique, et de retrouver la « vocation islamique » de la nation turque, avec le rétablissement symbolique du califat. Le néo-ottomanisme est une dimension également différente du simple panislamisme des mouvements radicaux, puisqu’il y mêle le panturquisme et le nationalisme turc et est diffusé jusque dans la sphère culturelle et à l’étranger. On ne compte plus en Turquie les superproductions cinématographiques exaltant la turcité et la gloire de la lignée d’Osman – La Vallée des Loups, Le Siècle magnifique, immenses succès dans tout le Moyen-Orient et le Maghreb. La Turquie encourage aussi l’apprentissage de la langue et de la culture turques au Proche-Orient, mais aussi dans les Balkans et en Asie centrale.
Ces différences, ces risques, les pétromonarchies les ressentent puissamment et voient d’un très mauvais œil l’émergence du modèle turc, celui d’une société musulmane qui a achevé sa transition démocratique de longue date, face au despotisme des monarchies de droit divin du golfe Persique. La contre-révolution s’est donc organisée du côté de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, inquiets de voir l’islam politique progresser avec les révolutions et leur faire de la concurrence, tout en questionnant leur propre légitimité et en menaçant de contagion leur propre population. La ligue s’organise contre l’axe Turquie-Qatar, l’émirat s’alliant objectivement à Ankara pour soutenir les partis islamistes qu’il abrite, notamment les Frères musulmans, considérés comme une organisation terroriste par les Saoudiens et les Émiratis, et qui pourraient enfin s’implanter durablement dans le monde arabe grâce à un moyen parfaitement légitime : les urnes. La diplomatie du porte- feuille est choisie par les Émirats en Tunisie pour tenter de contrer la montée en puissance du parti Ennahda, tandis qu’en Égypte le gouvernement de Mohammed Morsi, premier et unique président démocratiquement élu mais membre des Frères musulmans, est déposé par un coup d’État militaire en juillet 2013 et remplacé par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, « créature » des Saoudiens. La nouvelle a suscité une réaction inquiète et menaçante d’Erdogan, les islamistes vivant toujours dans la hantise des coups d’État dont les militaires et les kémalistes usèrent régulièrement. Depuis cet événement et la répression sans pitié exercée par Le Caire à l’encontre des Frères musulmans, contraints de se réfugier à l’étranger et notamment au Qatar, les tensions entre la Turquie et l’Égypte ont régulièrement frôlé la rupture diplomatique.