La désignation de Jordan Bardella à la tête du RN est une étape significative dans la longue marche opérée par un mouvement longtemps ostracisé, et ayant prêté le flanc à une forme d’exclusion du jeu politique institutionnel.
Taxé de populiste, ayant fait de l’immigration un sujet central de son existence politique, l’ancien FN mué en RN a aussi élargi l’objet de sa contestation des gouvernements successifs au malaise des classes moyennes et populaires. Affectées par les changements économiques des trente dernières années, celles-ci, en France comme dans les autres démocraties industrialisées, ont trouvé dans la dénonciation des « systèmes » en place et de leurs élites l’expression de leurs anxiétés aussi bien culturelles qu’économiques. La mondialisation a en effet largement contribué à générer la force politique nouvelle qu’est le « populisme ». Ainsi l’UE, porte drapeau du libre-échange, a pu concentrer le ressentiment en raison d’une vision perçue comme trop détachée des réalités sociales, et nourrie d’un libéralisme imprudent dans la concurrence mondiale, notamment devant la Chine et son Etat-parti.
En France, longtemps accusé de n’être pas républicain, systématiquement exclu des instances et de toute forme de dialogue institutionnel, le FN a engagé une mue qui a vu son centre de gravité se déplacer vers un électorat populaire plus volontiers classé à gauche, comme ses scores dans les milieux ouvriers en témoignent. Le RN, dont la performance inattendue aux législatives de juin 2022 est historique, hérite de ce handicap, mais l’avènement de M. Bardella marque la distance prise par l’héritière du mouvement avec la gestion de l’appareil et une division des rôles qui doit à la fois maintenir (les chances de victoire aux présidentielles) et renouveler (incarnation, cadres et assise électorale).
Le défi du nouveau président du parti sera d’affirmer un profil politique propre à enrichir l’incarnation et le message du mouvement de façon complémentaire à son ex-présidente et candidate naturelle aux présidentielles. Cet atout-maître que le RN est désormais le seul à posséder parmi les grands partis, exige d’opérer une bascule vers le statut de parti de gouvernement. Pour se faire, il n’est nul besoin de renier la ligne historique sur des questions d’identité qui n’ont cessé de s’aggraver depuis l’émergence de l’ancien FN dans les années 1980. Il s‘agit plutôt d’additionner un discours sur les enjeux socio-économiques, au-delà du seul pouvoir d’achat habilement saisi par Marine Le Pen comme cheval de bataille.
Elaborer un discours plus technique et économique, sur les conditions de la prospérité pour les classes moyennes et populaires, laisser voir une familiarité avec les mécanismes et le fonctionnement des marchés, notamment financiers, démystifier l’antagonisme entre la concurrence internationale et la cohésion sociale du pays, autant de sujets qui contribueraient à repousser un plafond de verre en désarmant les doutes sur les capacités et les compétences du mouvement.
Réussir cette avancée, qui n’est pas mince, sera un défi de taille pour le jeune président du RN. Des propositions par exemple sur la bascule numérique de notre économie, la compétitivité internationale des entreprises françaises, ou la diplomatie culturelle, exprimeraient une vision élargie, continentale et mondiale, et un changement générationnel dans le fond, au-delà de la forme. C’est à cette condition que le RN approfondira sa mue et se rapprochera, comme son cousin italien, des portes du pouvoir. En un mot, conserver sa veine populiste qui est la marque de fabrique du RN et répond aux attentes d’une grande partie de l’opinion, tout en intégrant les réalités internationales – de quoi se démarquer d’une gauche radicale dont l’irréalisme a si bien servi, récemment, sa propre normalisation.