Au-delà des vertus des réseaux sociaux pour partager et faire circuler la connaissance scientifique, pour accélérer ou entretenir la socialisation, pour travailler à distance en cultivant l’intelligence collaborative, des problèmes se posent avec les nouveaux canaux de communication digitale. Ils font perdre « la sagesse des foules » lorsque les flux d’information détournent l’attention des enjeux pour la démocratie.
Les réseaux sociaux introduisent parfois un écran de fumée, qui est comparable d’une certaine manière à la stratégie Maskirovka, inspirée de « l’art de la guerre » de Sun Tzu. Elle est considérée comme l’art militaire russe de la désinformation. Sur le plan militaire, il s’agit notamment de masquer un mouvement de troupes par un écran de fumée pour conserver un effet de surprise sur le champ de bataille. Quel est le rapport avec la société d’information d’aujourd’hui ? La société française, comme d’autres démocraties exposées sur Internet, est soumise à un écran de fumée, en raison d’un flux incessant d’informations, qui empêche parfois d’apprécier la réalité pour l’opinion publique.
Cet écran de fumée provient principalement des risques de désinformation dans les médias sociaux à partir des images qui remplacent progressivement la culture de l’écrit. Par facilité ou par paresse intellectuelle, il est en effet plus facile de traiter l’information sous l’angle émotionnel, en réagissant par réflexe à des images, en relayant par automatisme des messages non vérifiés, en devenant le maillon d’une chaîne de contre-vérités. Ce phénomène est renforcé, selon le neuropsychologue Bernard Anselem, par la propension du cerveau à assimiler une information nouvelle par comparaison avec le système de croyances en mémoire, c’est-à-dire avec les schémas issus de l’enfance, en fonction de biais déterministes et de jugements de valeur. Dans cette mesure, il faut accepter qu’une part importante de processus non conscients fonde le raisonnement humain.
Une forme d’obscurantisme des temps modernes peut découler de cette situation, où en dépit de la transparence des flux d’informations, la vérité peut être complètement noyée par des inepties ou rendue inaccessible par les biais d’assimilation du cerveau. En conséquence, l’opinion publique ne parvient pas toujours à raisonner de manière éclairée, et fonde alors ses convictions sur des croyances en fonction des schémas de communication.
De cette manière fleurissent les théories du complot, les croyances fanatiques, les cyberattaques, les tentatives d’ingérence, avec parfois, les répercussions tragiques que l’on connaît, comme l’insurrection au Capitole pour perturber l’investiture du président Joe Biden aux USA. La désinformation affecte souvent les sujets d’actualité, pour lesquels on manque de recul dans l’analyse. Par exemple, la rumeur publique peut provoquer des décès par ignorance dans la population, lors de la pandémie covid-19, avec des remèdes miracles comme « l’urine de vache », ou la peur irraisonnée des vaccins en dépit des messages scientifiques.
L’écran de fumée dans les réseaux sociaux est parfois entretenu à des fins mercantiles, lorsque des sites conspirationnistes font l’apologie de thèses anticapitalistes, tout en acceptant d’orienter l’audience vers la publicité pour des produits ou services marchands. Des réseaux mafieux ont aussi un intérêt à entretenir le doute sur la réalité, pour s’enrichir en exploitant la crédulité des internautes, en alimentant par exemple des filières de faux vaccins contre la covid-19.
La désinformation dans les réseaux sociaux relève aussi souvent du principe de mimétisme dans la population. Je copie donc je suis ! À partir du moment où tout le monde possède le même pouvoir d’expression, la parole d’un savant ne pèse rien face à celle de millions d’anonymes qui revendiquent une vision plus intuitive de la connaissance, éloignée de la pensée cartésienne. Alimenter la désinformation donne alors l’impression d’exister en étant reconnu dans un groupe social. Dans ces conditions, peu importe le degré de vérité que comporte un message. Progressivement, la vérité présente moins d’importance que le besoin d’exister. Il ne s’agit plus de savoir ou de comprendre, mais d’influencer. Le basculement de l’information vers les réseaux sociaux transfère ainsi le pouvoir de ceux qui savent, à ceux qui manipulent.
Sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia par exemple, il est surprenant de constater qu’une institution ou une personne perd la liberté de parler de soi au profit de la communauté ! C’est un effet déviant de Wikipédia dont l’actualisation des données est soumise à des règles communautaires, qui peuvent parfois entraîner de la désinformation. Pourtant, sur le principe, Wikipédia rend la connaissance accessible comme un bien public universel, sans « coût d’accès » (en théorie, car la plateforme fonctionne grâce aux dons). Cette accessibilité est possible grâce au bénévolat. Tout le monde peut en effet s’improviser expert, journaliste ou lanceur d’alerte sur n’importe quel sujet, à condition de citer les sources publiques et de ne pas pratiquer la diffamation. Cette règle soulève néanmoins deux écueils. Premièrement, les sources publiques ne sont pas vérifiées en profondeur et peuvent se contredire. Deuxièmement, la légitimité des utilisateurs repose non pas sur leurs compétences ou sur leur savoir, mais davantage sur leur ancienneté dans la plateforme, en étant inscrit par exemple sur Wikipédia depuis plus de 90 jours ou en disposant de plus de 500 contributions à leur actif. Dans ces conditions, alimenter une rubrique à son nom, dans l’encyclopédie, est paradoxalement moins légitime que de laisser les autres s’exprimer sur soi, pour éviter l’autopromotion. Certains se trouvent ainsi dépossédés du contrôle sur leur propre identité, sous prétexte de préserver la neutralité des informations à caractère encyclopédique ! c’est l’un des effets pervers de la communauté Wikipédia qui laisse libre interprétation sur tout sujet à tout public au risque de produire une information biaisée, en plaçant sur le même plan toute référence médiatique, scientifique ou autre.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant d’assister à une tentative de récupération politique des mouvements d’humeur dans les médias sociaux, au risque de gouverner la société par la communication sur le plan émotionnel. Le décideur politique est alors progressivement pris au piège de l’arène médiatique pour préserver la popularité, en subissant plus fortement l’influence des minorités actives. Il prend le risque de surcommuniquer en direction de toutes les minorités, au point de rendre le discours inaudible ou incompréhensible pour la majorité. Dès lors, la démocratie n’évolue plus en fonction de l’intérêt général placé au-dessus des intérêts particuliers, mais suivant le principe de l’acceptabilité sociale ou « fenêtre d’Overton », mise en exergue par Raphaël Chauvancy (1) dans son dernier ouvrage :
« Ancien vice-président du think tank Mackinac Center for Public Policy, Overton a conceptualisé l’influence de la société civile sur le pouvoir politique et l’évolution des normes du “politiquement acceptable” par la majorité. Le constat de départ est l’impossibilité, pour un dirigeant politique, de béneéicier durablement du soutien populaire sans se maintenir dans le cadre d’une fenêtre d’acceptabilité. Selon ce modèle, le véritable pouvoir appartient à qui est capable de déplacer cette fenêtre d’acceptabilité, légitimant certaines opinions auparavant tenues pour irrecevables ou, à l’inverse, expulsant des idées admises hors du cadre… Le déplacement de la fenêtre d’Overton peut s’étaler naturellement sur plusieurs siècles ou évoluer en quelques années sous la pression de courants activistes. »
Dans ce contexte, la France, comme d’autres démocraties, est menacée par la propagande des mouvements terroristes ou clandestins qui prospèrent en partie sous couvert d’anonymat dans les réseaux sociaux. La liberté d’expression peut donc masquer des menaces pour la sécurité, elle peut être aussi érigée en étendard militant pour censurer tel débat, ou susciter une surenchère dans l’indignation victimaire. En effet, le « tribunal médiatique » est souvent prompt à brandir l’alibi moral à des fins idéologiques, comme la cancel culture qui se répand à partir des campus américains, pour remplacer la lutte des classes, par la lutte des races ou celle des genres. Face à ces dérives, que faut-il faire ? Le curseur est difficile à trouver. Faut-il interdire les propos circulant sur les réseaux sociaux, qui portent atteinte à la sécurité, à l’image de « l’insurrection » au Capitole à Washington en janvier 2021, pour empêcher l’investiture de Joe Biden par les partisans de Donald Trump aux États-Unis ? Suite à cet évènement, la fermeture des comptes twitter ou Facebook de Donald Trump n’a pas résolu la fracture dans la société américaine. Elle a au contraire renforcé l’image d’un candidat antisystème, victime d’une conspiration politique, pour une partie des électeurs. Plus généralement, légiférer pour interdire les propos haineux dans les réseaux sociaux présente souvent une efficacité limitée, car le temps médiatique n’est pas le temps juridique. En outre, l’information sur les réseaux sociaux est sans frontières ; elle échappe au pouvoir législatif d’un pays isolé. Confier le contrôle des réseaux sociaux à la modération des plateformes collaboratives est également insatisfaisant, car elles sont animées par des objectifs de rentabilité économique. En cas de modération excessive, les utilisateurs peuvent migrer vers des plateformes concurrentes dédiées aux segments de marché communautaires comme, Diaspora, Mastodon, Parler, MeWe, etc. Il n’est donc pas évident d’arrêter la désinformation par des moyens techniques ou juridiques. Par exemple, en période électorale ou lors de troubles à l’ordre public dans plusieurs pays d’Afrique, les réseaux sociaux sont inaccessibles à la population. Dans d’autres endroits du globe, la vérité qui dérange le pouvoir en place, peut être assimilée officiellement à de la désinformation. Suivant les cas, l’information est instrumentalisée, soit pour cacher la réalité dans les pays au pouvoir autoritaire, soit pour manipuler ou déformer la réalité dans les démocraties. À moins de vivre dans un pays coupé du reste du monde, dans lequel l’information serait censurée pour des raisons politiques, il convient d’imaginer d’autres solutions pour réguler les réseaux sociaux.
Pour lutter efficacement contre les vagues de désinformation dans les réseaux sociaux, le seul rempart efficace réside dans la communauté des utilisateurs, en prenant soin de vérifier et de recouper les sources d’information, en se méfiant des rumeurs et des croyances, en dépassant le doute par la science, en cultivant les bonnes pratiques par mimétisme au contact des autres. Pour cela, la pression au conformisme social dans la communauté, doit davantage valoriser la responsabilité individuelle. Dans cette perspective, les influenceurs et autres relais d’opinions peuvent être parfois utiles pour montrer l’exemple, afin de limiter la propagation de fausses nouvelles. De même, les plateformes elles-mêmes peuvent mobiliser l’effet communautaire pour lutter contre la désinformation en l’absence de modérateur, à l’image de l’application birdwatch lancée par Twitter. Pour responsabiliser les utilisateurs, la fin de l’anonymat sur les forums de discussion pourrait être envisagée, afin de démasquer les « passagers clandestins » ou les manipulateurs. Il n’y a pas de fatalité. Dans un réseau social, chacun doit jouer de façon responsable le rôle d’un relais ou d’un coupe-circuit dans les chaînes d’informations, car il n’y a pas de liberté sans responsabilité !
(1) Chauvancy R (2021), Les nouveaux visages de la guerre : comment la France doit se préparer aux conflits de demain, VA Editions.
Christophe Assens est professeur à l’ISM-IAE dans l’Université de Versailles SQY et codirecteur du laboratoire LAREQUOI. Il publie « Réseaux : les nouvelles règles du jeu » (VA Editions, 2021).