L’affaire de Rugy devrait constituer le (mauvais) feuilleton qui va empoisonner l’Elysée durant l’été. L’ancien président de l’Assemblée Nationale, devenu ministre d’Etat en charge de la transition écologique, s’est fait épingler pour des dépenses somptuaires lorsqu’il était au perchoir, puis à son arrivée à son ministère.
Livré en pâture à une opinion qui découvre le mode de vie des élites parisiennes, ses jours sont probablement comptés dans l’équipe d’Edouard Philippe. Ce qui est en cause dans l’esprit des Français, ce sont moins les sommes en jeu que l’égoïsme des élites et leur incapacité à avoir un comportement universel qui fait lien et sens dans une société en souffrance.
François de Rugy semble avoir de puissants ennemis chevillés au corps. Après une longue passe d’armes qui l’a opposé à François Ruffin, de la France Insoumise, le ministre de la Transition Ecologique est désormais confronté à un feuilleton toxique où son comportement « privé » dans ses mandats publics sont méchamment taclés. Après l’affaire Benalla qui a miné la vie du gouvernement durant l’été 2018 (et lui a gâché la fête du 14 Juillet), l’affaire de Rugy devrait défrayer la chronique estivale sur le même mode du: « ces élites déconnectées de la réalité et intouchables »… et donner une fois de plus de la consistance à la théorie de « Macron, président des riches ».
François de Rugy a-t-il vraiment abusé de l’argent public?
Au demeurant, le procès médiatique lancé contre François de Rugy paraît singulièrement injuste. Que le Président de l’Assemblée Nationale organise des dîners mondains de qualité à l’hôtel de Lassay est en effet difficilement répréhensible. Le perchoir est une fonction de représentation qui justifie pleinement ce genre d’exercice. Que François de Rugy ait décidé de consacrer quelques dizaines de milliers d’euros à l’embellissement de l’appartement de fonction dont il dispose en tant que ministre n’est pas plus choquant en soi, même s’il est plus difficile à expliquer: cet appartement appartient au patrimoine public et on ne peut guère reprocher à l’Etat de l’entretenir. Que François de Rugy loue dans la banlieue de Nantes un appartement de 48 m2 sous un dispositif d’encouragement à la construction n’a, là non plus, rien de scandaleux ni d’illégal.
Les attaques concernant son improbable sèche-cheveux doré à la feuille d’or, le chauffeur qui serait mis à disposition de son fils, feront là aussi sourire plus d’un, tant ces procédés sont courants non seulement pour les ministres, mais aussi pour les fonctionnaires qui les entourent.
Les Français découvrent le mode de vie de leurs élites
On comprend soudain que ce qui pose problème aux Français tient moins au caractère somptuaire de ces dépenses (François de Rugy soutenant par exemple qu’il n’aurait organisé qu’une dizaine de dîners en six mois), qu’au dévoilement des règles cachées du jeu républicain.
Beaucoup de Français découvrent que la vie publique ne se limite pas à une élection tous les cinq ans, avec un retour hebdomadaire en circonscription et des décisions transparentes. A Paris, se déroule une autre pièce, faite d’un entrelacs de dîners en ville, de réceptions, de connivences, de réseaux et de confusion quotidienne entre la vie publique et la vie privée. Et vas-y que je reçoive des lobbyistes à ma table pour écouter leur soupe, vas-y que le matin je demande au chauffeur de conduire mon enfant à l’école avec la voiture du ministère, vas-y que je demande des travaux financés par le ministère pour changer la moquette de l’appartement, etc.
Cette réalité cachée par des médias qui en sont une part substantielle scandalise les Français, car ils s’aperçoivent qu’il y a les règles officielles du jeu républicain, et puis il y a une pratique des élites qui en diffère sensiblement.
Médias et pouvoir: cette connivence malsaine révélée par l’affaire de Rugy
Il suffisait de voir la réaction des réseaux sociaux à l’aveu de Jean-Michel Apathie sur sa participation aux dîners de François de Rugy pour comprendre que la connivence cachée entre les élites médiatiques et les élites politiques est devenue un motif de scandale. Qu’un éditorialiste omniprésent dans les médias comme Apathie avoue qu’il a cédé à une invitation à dîner de François de Rugy sans jamais avoir mentionné ce lien particulier lors de l’une de ses interventions est devenu un problème politique.
Les Français découvrent que l’impartialité de la presse autoproclamée sérieuse, pour laquelle ils avaient déjà un soupçon, est en réalité moins simple qu’il n’y paraît. Derrière les écrans ou les pages de journaux se cachent des invitations, des politesses, des mondanités qui influencent forcément les points de vue.
En 1922, Walter Lippmann avait parlé de la fabrique du consentement, reprise à son compte par Noam Chomsky. On est ici en plein dedans: pour avoir des informations privilégiées, les journalistes doivent faire la cour aux élus, qui leur cèdent des scoops en échange d’articles favorables. Ainsi se fabrique une presse officielle, soumise, docile, qui fait par principe le jeu des puissants. Voilà ce que détestent les Français, et voilà ce qui les révulse dans l’affaire de Rugy.
La connivence élitaire, cet objet de haine
Au-delà de la relation de connivence entre journalistes et élus, le procès contre François de Rugy vise aussi ce mal caractéristique de la bobocratie parisienne: la connivence sociale. A Paris, on se reconnaît dans l’entre-soi, dans cet apartheid discret, pudibond, fait de carte scolaire où les lycées des beaux quartiers regroupent la crème de la crème et d’homogénéité sociale des quartiers où l’on ne croise plus en bas de chez soi que des gens qui nous ressemblent.
Le dîner en ville est le totem de cette connivence: le moment où l’entre-soi se matérialise. Pour peu qu’il soit financé par le contribuable, il devient un marqueur urticant. Ainsi, les élites parisiennes se retrouvent entre elles pour deviser gaiment, pour briller, pour exceller, avec l’argent de contribuables exclus du jeu. Voilà une sorte de provocation qui pique beaucoup de paires d’yeux dans ce pays. Elle pique d’autant plus que la crise des Gilets Jaunes a montré le fossé qui s’était creusé entre les classes moyennes accablées d’impôts, et une élite donneuse de leçons qui prend bien garde de ne pas mettre en pratique les règles qu’elle édicte pour les autres.
La rupture d’universalité des élites, problème majeur
Si les élites françaises assumaient leur goût de l’entre-soi, au fond, la question serait sans doute beaucoup moins sensible. Le problème est que les mêmes élites qui organisent leur vie et leur espace pour ne jamais croiser un prolétaire ni un immigré au bas de leur immeuble (même les concierges portugaises ont disparu!) diffusent sans vergogne un message permanent de « il faut vivre ensemble ». Vivre ensemble entre vous, bien sûr, dans vos quartiers, dans vos barres HLM, et vous contenter de ce destin loin du Triangle d’Or parisien ou du VIIè arrondissement, avec vos écoles publiques qui sont autant de fabriques de crétins où règne une violence quotidienne pendant que les bonnes écoles parisiennes font l’objet de toutes les protections.
Dans la pratique, les élites françaises ont renoncé à l’universalité de leurs valeurs. Elles prônent aujourd’hui une sorte de droit permanent à la différence qui s’applique aux autres, mais surtout pas à elles-mêmes. Qui n’a pas, dans un dîner parisien, entendu l’un de ces bourgeois macroniens dont la vie quotidienne se déroule entre Saint-François-Xavier et Saint-Philippe-du-Roule, parfois entre Passy et le boulevard Haussmann, vanter les mérites de la différence, des différences, du mélange social? Qui n’a pas entendu ce même bourgeois flétrir les populistes et extrémistes de tous bords qui joueraient sur les peurs et les émotions pour manipuler l’opinion publique et nourrir le racisme et la revendication identitaire? Qui n’a pas entendu le même bourgeois dénoncer la peur, mais la nourrir dès qu’elle touche aux Gilets Jaunes?
Ces élites-là ont mis le pays en coupe réglée, sont les grandes gagnantes de l’ère Macron, et par leur aveuglement, par leur bêtise, poussent l’opinion publique au désespoir. L’affaire de Rugy le montre avec une terrible cruauté. La théorisation progressive du ghetto de riches, de sa légitimité, qu’on entend à mots de plus en plus ouverts dans les beaux quartiers parisiens est une plaie qui ne tardera pas à remettre les Français dans la rue.
Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog