Angela Merkel est une redoutable négociatrice. Alors que les Européens doivent se mettre d’accord sur plusieurs nominations, la Chancelière allemande pousse ses pions avec une redoutable habileté. Pour l’instant, elle réclame l’application mécanique du système dit des Spitzenkandidaten, c’est-à-dire la nomination du leader du groupe doté du plus grand nombre de sièges au Parlement. Par chance, il est allemand, et conservateur comme elle. Il s’appelle Manfred Weber. Mais un candidat peut en cacher un autre... et Emmanuel Macron ne semble pas armé à ce stade pour déjouer les pièges allemands. Voici quelles sont nos anticipations sur le sujet.
Le hasard faisant bien les choses, la règle du Spitzenkandidaten réclamée par beaucoup pour choisir le président de la Commission, consistant à nommer le leader du groupe le plus nombreux au Parlement, convient parfaitement à Angela Merkel. Le leader en question n’est autre qu’un certain Manfred Weber, député européen depuis de nombreuses années (2004), et membre de la très honorable CSU, le parti conservateur bavarois. Pour ceux qui connaissent, la CSU n’est pas ce qu’on appelle un parti de gauchiste. Et il est même possible que certains militants du Rassemblement National y passent pour de fieffés socialistes.
Comment Merkel a déjà piégé Macron
Avec l’innocence d’une jeune pousse, Angela Merkel a donc commencé à répéter en boucle que, pour le choix du Président de la Commission, il fallait être démocratique et donc nommer une personnalité qui reflète la préférence majoritaire des électeurs. Au-delà du calcul intéressé, l’argument selon lequel, pour démocratiser l’Europe, il faut tenir du scrutin universel, n’est pas mauvais. Dès lundi, forte de ce raisonnement logique et à peu près imparable, Angela Merkel a donc fait bisquer Emmanuel Macron en poussant le Weber en question.
Il n’en fallait pas plus pour que le jeune soldat Macron monte sur ses grands chevaux et ne commette sa première sortie de route. Avec beaucoup d’élégance, le Président français a déclaré:
«La clé est que les gens qui seront aux postes les plus sensibles partagent le projet, qu’ils soient les plus charismatiques, inventifs, compétents possible», a-t-il ajouté.
Le propos, qui visait le manque de charisme de Weber, restera quoi qu’il arrive. Il n’est pas sûr qu’il soit particulièrement habile dans l’hypothèse où Weber serait choisi. Sur ce point, Emmanuel Macron a déjà annoncé qu’il s’agirait d’un point de blocage avec l’Allemagne.
Voilà ce qui s’appelle cornériser ses adversaires : Merkel a mis Macron dans les cordes en l’obligeant à utiliser son joker dès la première question du jeu.
Les vrais objectifs de l’Allemagne
Comme nous l’indiquons, il est peu probable que la présidence de la Commission intéresse vraiment l’Allemagne. Avec un secrétaire général allemand, Martin Selmayr, et une occupation méthodique des postes sensibles, l’Allemagne peut s’offrir le luxe de laisser la présidence de la Commission à une personnalité subalterne, sans perdre le contrôle de l’ensemble.
Une fonction bien plus stratégique pour l’Allemagne à occuper en personne est celle de président de la BCE. Après une longue séquence Draghi, qui a permis à l’Italie et à la France de financer leur immobilisme par de l’assouplissement monétaire en appauvrissant l’épargnant allemand, il est très probable que l’Allemagne entende reprendre le contrôle de la situation. Le système du taux directeur négatif pour l’euro fragilise la finance germanique, y exaspère les riches détenteurs de patrimoine, et suscite les ressentiments face aux pays donneurs de leçon qui se gavent de taux bas.
Il est donc politiquement beaucoup plus vraisemblable que l’Allemagne souhaite installer aux commandes à Francfort son faucon préféré, Jens Weidmann, bien décidé à rompre avec le laxisme monétaire draghien.
Macron pigeonné comme un lapereau par l’Allemagne
Sur ce point, la rumeur dit que, imprudemment, Emmanuel Macron a d’ores et déjà vendu la mèche à Merkel en dévoilant sa position. Selon des fuites, il aurait proposé à Merkel de céder sur Weidmann à Francfort en échange d’une présidence française de la Commission. Voilà qui s’appelle mettre la charrue avant les boeufs et proposer la réponse avant que la question ne soit posée ce qui, dans une négociation, est une erreur de débutant.
Comme la France a trahi son intention première, il ne lui reste plus grand chose à négocier. Avec une certaine malice, Merkel a donc décidé de l’embarquer dans une négociation compliquée. Il faut préciser ici que la nomination du président de la Commission doit intervenir très vite, dès le mois de juin (probablement le 11), alors que la nomination à la BCE n’interviendra pas avant octobre. Compte tenu de la versatilité française, et spécialement macronienne, deux précautions valent mieux qu’une. Mais pourquoi pas, chemin faisant, négocier une cerise sur le gâteau pour l’Allemagne?
En tout cas, comme la France a abattu son jeu début mai, Merkel ne peut que gagner toujours plus en jouant.
La présidence du Conseil reste un enjeu
Pour l’Allemagne, la présidence du Conseil peut être une victoire secondaire non négligeable. Selon la règle de la parité, il faudra caser deux femmes dans les postes-clés. Si l’on admet l’hypothèse (stratégique) pour l’Allemagne d’une nomination de Weidmann à la BCE, il ne reste plus qu’un homme à choisir pour deux femmes.
Et dans ces conditions, pourquoi, comme l’idée a été évoquée à plusieurs reprises, Angela Merkel ne candidaterait pas elle-même pour prendre la présidence du Conseil? La ficelle serait grosse, c’est pourquoi Merkel a bien besoin d’une bonne grimpée aux rideaux de notre Président pour la justifier. La situation de blocage évoquée par Macron légitimerait que Merkel se « sacrifie » pour débloquer la situation. De ce point de vue, Merkel a donc tout intérêt à jouer l’entêtement pour plonger Macron dans l’une de ses crises de tétanie et de mutisme que nous connaissons désormais bien en France, et pour se présenter ensuite comme la sauveuse de l’Union.
Dans une phase où l’Union va devoir aborder la question de nouvelles adhésions, un Conseil européen dirigé par l’Allemagne ne serait pas inutile.
Les idées improbables de Macron sur la présidence
La stratégie de la cornérisation peut s’expliquer autrement encore. La France, nous l’avons dit, a dit son soutien à une nomination de Michel Barnier, qui est un homme compétent et moins malléable que Jean-Claude Juncker. Merkel a tout intérêt à conserver une présidence septentrionale de la Commission. Sur ce point, Macron a, là encore, tendu témérairement, voire fautivement, deux perches à Merkel qui sont contre-productives.
Il a cité, à côté de Barnier, le nom de Frans Timmermans, le batave social-démocrate actuel vice-président de la Commission. Si la France peut soutenir une candidature de ce genre dans un contexte où Air France aurait à gagner une disparition statutaire de KLM, politiquement, il s’agit d’un vrai suicide. Timmermans est en effet très proches des intérêts américains, ancien correspondant des services secrets néerlandais, et l’on est sûr qu’avec lui la défense européenne sera enterrée au profit d’une OTAN toute puissante.
Il a aussi cité le nom de Margrethe Vestager, l’actuelle commissaire à la Concurrence de l’Union, qui s’est opposée au récent rapprochement entre Siemens et Alstom. Le programme de LREM prévoyait, pour contourner cette opposition, une réforme du droit de la concurrence (quand on perd au jeu, il vaut mieux changer les règles). Là encore, on voit mal quelle est la cohérence politique de ce choix.
Bref, Angela Merkel a appuyé sur le bouton. Cette vieille renarde politique est en train d’abuser de l’inexpérience d’Emmanuel Macron pour marquer des points durables contre la France.
Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog