Protéger et libérer est la doctrine officielle du président de la République. Mais, avec le projet de loi de financement de la sécurité sociale qui se dessine, c’est plutôt la doctrine « protéger pour dominer » qui conviendrait mieux pour décrire le mouvement à l’oeuvre au-delà des péripéties de l’actualité.
Si l’on devait inscrire Macron dans l’histoire politique profonde des 70 dernières années, on pourrait le placer dans un grand mouvement d’accélération : celui d’une mutation d’un État qui exerce sa domination par l’autorité vers un État qui l’exerce par la protection. Dans tous les cas, l’ère Macron est bien celle d’une expansion de l’autorité étatique, à rebours des discours qui le caricaturent en libéral, ce qu’il n’est absolument pas.
La protection par l’État au coeur de son projet
Macron annonce une étatisation de l’assurance chômage, et son extension à des populations non contributrices jusqu’ici. Ce projet-là porte en lui-même la quintessence du projet macronien: protéger plus de Français, pour mieux les placer sous la coupe d’un État dominateur, pour ne pas dire orwellien.
Il suffit de lire le projet de loi de financement de la sécurité sociale et d’écouter les dernières annonces en matière de protection sociale pour comprendre le projet fondamental, téléologique diraient les philosophes, du président de la République, pour le comprendre. Entre l’absorption du RSI par le régime général, et la dissolution du régime étudiant de la sécurité sociale, la majorité actuelle ne peut plus dissimuler la dynamique historique dans laquelle elle s’inscrit: celle d’une sécurité sociale universelle, telle que les hauts fonctionnaires de Vichy avaient pu la concevoir, et qui a trouvé sa réalisation, n’en déplaise aux post-vérités bobos, en 1945.
Qu’une même doctrine d’une protection universelle par l’État parcoure la France depuis le régime autoritaire de Vichy jusqu’à la Cinquième République d’Emmanuel Macron, que cette doctrine soit propulsée de façon inlassable par la même classe sociale depuis quatre-vingts ans maintenant (la doctrine de la sécurité sociale était préparée par le conseiller d’État Pierre Laroque dès les années 30), celle des hauts fonctionnaires d’État, constitue déjà un indicateur puissant du mouvement qui est à l’oeuvre. Si l’on admet l’hypothèse que les démocraties libérales vivent une profonde crise interne de légitimité, alors on détient ici la clé d’une lecture historique profonde: celle du resserrement des appareils d’État à partir d’un cheval de Troie baptisé au sens large « protection », et au sens le plus apparent « protection sociale ». Ce cheval de Troie est colonisé par la technostructure qui assure sa survie et sa domination par ce projet politique caché.
La profonde continuité sociale d’Emmanuel Macron
Certains, notamment du côté de la France Insoumise, dénoncent les ruptures qu’Emmanuel Macron introduiraient dans les protections. Rien n’est plus faux.
Dans le domaine de la protection sociale proprement dite, Emmanuel Macron s’inscrit dans la droite ligne de la politique étatiste menée depuis plusieurs années (souvent de façon caricaturale) par Marisol Touraine. On citera pour illustrer ce propos quelques exemples évidents.
Comme Marisol Touraine, la ministre de la Santé dégrade les garanties offertes par le système pour équilibrer les comptes. Dans la pratique, la hausse du forfait hospitalier frappe la prise en charge des risques les plus lourds pour continuer à rembourser des médicaments de confort. On sacrifie la prise en charge des plus malades pour ne pas s’attaquer aux droits les plus véniels mais qui concernent le plus d’électeurs. Cette politique ne vise pas à protéger contre les maladies, mais à ménager la popularité du gouvernement en visant le moins d’électeurs possibles, et tant pis si ce sont les plus malades qui trinquent.
On voit bien ici que le propos de la sécurité sociale n’est pas de protéger contre les risques, mais de donner l’image la plus sympathique possible du pouvoir en place. Protéger pour mieux dominer, disions-nous.
Mais on pourrait dire la même chose des ordonnances qui, dans le temps où elles ouvrent effectivement la possibilité aux petites entreprises (soit 95% des entreprises françaises) de négocier des accords, renforcent aussi le pouvoir « protecteur » des branches. Dans la pratique, les ordonnances renforceront sur bien des points sensibles le corset corporatiste français.
À chaque étage, donc, mieux protéger signifie toujours mieux dominer.
Cette doctrine-là n’est pas nouvelle. Il revient au président Macron le mérite de non seulement le continuer, mais de l’accélérer, et même de l’ériger en système conscient.
Le projet orwellien du Big Mother
Ainsi, lorsqu’Emmanuel Macron dit « protéger et libérer », il faut entendre « protéger pour dominer », à la manière de la Novlangue que George Orwell avait brillamment décrite dans son roman 1984. Pour fabriquer le consentement des citoyens libres à leur assujettissement, il faut chaque jour les convaincre que les vessies de la servitude sont des lanternes d’émancipation. C’est ce que fait Emmanuel Macron avec une obstination manifestement jouissive qui mérite le respect.
Dans la pratique, le discours dont il entoure sa politique (qui ne diffère guère sur le fond, répétons-le, des discours tenus depuis plusieurs décennies) utilise la doctrine de la protection, du « care » comme avait proposé en son temps Martine Aubry finalement battue par François Hollande aux primaires de la gauche, pour justifier une expansion nouvelle de la sphère d’influence et d’autorité dont la technostructure a besoin pour assurer sa domination sur une société en pleine transformation intellectuelle.
D’une certaine façon, Macron ne dit pas autre chose lorsqu’il propose d’inclure les « start-upers » dans l’assurance-chômage. Il s’agit bien ici de faire boire à une génération d’entrepreneurs bouillonnants le sirop hallucinogène de la « protection » mutualisée. L’ambition consiste ici à transformer ces rebelles à l’ordre étatiste en chantres de la « solidarité ».
C’est en ce sens que le projet orwellien de Macron mérite le titre de Big Mother plutôt que de Big Brother. Dans la vision présidentielle, on sait le réconfort obscur du sein maternel comme clé de voûte doctrinal. Les psychanalystes pourraient s’amuser ici à extrapoler la façon dont le Président passe de ses visées personnelles, intimes, à des mécanismes politiques.
Autorité et protection, les deux mamelles du macronisme
Au demeurant, il serait erroné de croire que la « protection » dont Emmanuel Macron soit tout en douceur.
Si le macronisme aime à asservir par la protection, il aime aussi agiter le bâton et la menace pour mieux persuader les impétrants de se ranger à ses injonctions. Le fait qu’un Président ait éprouvé le besoin de se déplacer devant le Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme pour justifier son projet de loi liberticide sur la lutte contre le terrorisme en donne un indice.
La France de Macron ne vit pas seulement dans le réconfort du sein maternel qui protège. Elle vit aussi un régime de terreur balbutiante où les pouvoirs policiers de l’État sont élargis, approfondis jusqu’à inquiéter officiellement les démocraties libérales.
Sur ce point, on ne soulignera jamais assez la complicité objective qui existe entre la culture de l’excuse et celle de l’oppression. Parce qu’il est politiquement incorrect de désigner les coupables de la petite délinquance devenus pas à pas dans un certain nombre de cas des terroristes, il faut bien se résoudre à supprimer progressivement les libertés de la population entière. Parce qu’il ne faut pas cibler les musulmans dans la lutte contre le terrorisme, on cible tous les Français.
En ce sens, l’ère Macron ne diminue certainement pas la dimension autoritaire, coercitive de la domination étatique. Elle utilise simplement le champ de la protection pour mieux faire consentir à cette augmentation de la coercition.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog