Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo diverses voix se sont exprimées sur les limites de la liberté d’expression. Un consensus, somme toute trivial, s’en dégage, loin de tout juridisme : la liberté d’expression, comme toute liberté, doit être responsable.
Nous voudrions ici en premier lieu remonter à la source philosophique de cette inévitable limite de la "parole", puis attirer l’attention sur l’asymétrie de la susceptibilité contemporaine officielle, enfin souligner la contradiction qui se dessine entre la défense prétendue d’une liberté d’expression illimitée et les prémices d’un retour du "délit d’opinion".
Le crayon peut être une arme létale
Qu’on ne puisse pas dire n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, est-il besoin de le prouver : viendrait-il à l’idée de quelqu’un d’intervenir à voix haute, lors de l’audience solennelle d’un tribunal, d’une homélie, d’un hommage funèbre du Président de la République ? Qui ne peut se féliciter que, dans les relations de travail, le personnel ait désormais le moyen de mieux se défendre contre le harcèlement moral, les paroles blessantes de la hiérarchie ou des collègues, les paroles qui stigmatisent ou éliminent ? Qui ne blâmera à juste titre dans l’éducation, les paroles de parents "qui tuent" psychologiquement leur enfant et qui ne cherchera à défendre ses enfants contre les humiliations publiques d’un maître ou d’un professeur ? La parole est le propre de l’homme, sa "différence spécifique", une modalité essentielle de son être et de son agir. N’en diminuons pas la valeur ni la portée sous prétexte qu’elle est "méta-physique". Même si imprimée ou publiée en ligne, elle devient chose, c’est encore son sens qui agit et fait réagir. On en vit, on en meurt, on en est stimulé ou abattu, blessé ou guéri. Comme le dit Nancy Huston : "Chez l’espèce parlante, les mots comptent, les mots portent, les mots tuent". Il en va de même d’une caricature, dont Cabu, l’inventeur du pacifique Duduche, a pu dire qu’il était "un coup de poing dans la gueule". Oui, le crayon peut être une arme létale : pensons aux caricatures des Juifs dans le journal collaborationniste "Je suis partout" à la participation duquel Robert Brasillach dût sa condamnation à mort. L’homme n’est pas une chose, il n’est pas qu’un corps : ses écrits, ses dessins, ses croyances, nos valeurs, ne sont pas quantité négligeable. Nous venons de le manifester le 11 janvier.
Une liberté d'expression à deux vitesses
L’asymétrie de la susceptibilité contemporaine à telle parole, tel écrit ou dessin, qui va bien au-delà des limites légales de la liberté d’expression rappelées par Régis Debray pour dégriser l’atmosphère, en est la meilleure preuve. Nous ne supportons plus l’anti-sémitisme, le racisme, l’homophobie (Laurent Baffie n’oserait plus plaisanter sur les "tarlouzes" comme il le faisait encore il y a quelques années) ou le sexisme, que ce soit dans l’espace publique, professionnel ou même privé. Est-ce un mal ? En tout cas c’est un fait : nous avons notre propre sacré, infranchissable, intouchable, et sa transgression met en émoi tout le Landerneau national. Quand, après la juste condamnation d’une élue du Front National pour insulte à Christiane Taubira, Minute plaisante sur le regain de popularité de la ministre après cet épisode, en titrant avec un goût douteux qu’elle a "la banane", fait-il pire dans la provocation que Charlie Hebdo ? Que serait au passage la réaction du monde musulman s’il prenait conscience que le prophète est non seulement "représenté" dans la dernière "première" de Charlie Hebdo, mais que son turban est en réalité… un appareil génital ? Nous avons donc, dans notre propre sensibilité exacerbée, dans notre légitime "sacré" de société qui se dit a-religieuse, les moyens de comprendre le sacré de l’autre, à condition de sortir d’un ethnocentrisme post-soixant’huitard de dérision vulgaire, dans lequel Charlie Hebdo s’est enfermé comme nos grands-pères restaient figés dans les tranchées de 14. Dans cette affaire, c’est moins "nous les civilisés" contre "eux les barbares" que "sacré contre sacré".
La résurgence du délit d'opinion
La résurgence du délit d’opinion que signalent la condamnation à plusieurs mois de prison d’internautes prenant au mot les défenseurs intransigeants de la liberté d’expression, la qualification "d’incidents" les refus de lycéens rebelles de participer à une minute de silence, dont il n’était jamais venu à l’idée de personne qu’elle fût obligatoire, l’appel présidentiel à faire de l’école "un sanctuaire (sic !) de la politesse" et du ministre de l’éducation à la dénonciation des "incidents", l’offuscation de Marisol Touraine, visiblement peu au fait de la finesse de l’esprit carabin, devant une "fresque particulièrement choquante" reléguée dans une salle d’internat, au moment même où l’on prétend défendre perinde ac cadaver la liberté d’expression façon Charlie, montrent que quelque chose cloche au pays des droits de l’homme.
Soit l’expression est libre pour tous même lorsqu’elle est "ultra-provocante", soit elle est limitée pour chacun : il faut choisir. Soit l’on fait confiance à Voltaire, et à l’électro-choc salutaire que provoque cet acte terroriste dans la société en profondeur (dont témoigne la manifestation de fraternité du 11 janvier et de multiples initiatives plus discrètes) soit l’on retombe dans le vieux réflexe de faire tomber les têtes. Au risque de déclencher un nouveau cycle de haine et d’empêcher une auto-guérison possible. La foi dans la liberté passe par le refus de céder à la tentation de censurer les ennemis de la liberté.