J’accueille Simon à la porte. Il porte un costume bleu foncé et une chemise Vichy gris corde. Un petit sac en cuir fatigué pend de sa main gauche, révélant les contours de son ordinateur. Son sourire est franc et son œil pétillant. Après quelques cordialités, un petit café serré et une commande sur Deliveroo, nous rentrons dans le vif du sujet.
À la suite d’un préavis de grève déposé la semaine précédente par une intersyndicale, son usine est à l’arrêt depuis quatre jours. Dans le jargon social, une intersyndicale signifie que plusieurs syndicats se sont réunis sous une seule et même bannière pour exposer des doléances communes. Le site de production compte près de trois cents salariés et, visiblement, le mouvement est très largement suivi par la base. Les revendications sont nombreuses et particulièrement exigeantes, pour ne pas dire irréalistes. Simon prend la peine de toutes les énumérer.
— Alors, t’es prêt, Marwan ? Tu vas voir, ils sont en forme. Donc ils veulent, ou plutôt, ils exigent : la revalorisation des salaires de 8 %, une augmentation de la prime de fin d’année de 200 euros, une revalorisation du coefficient des heures de nuit à 2,5 fois le salaire de base contre 1,7 actuellement, une revalorisation de la prime de salissure de 250 euros, la récupération de trois jours de repos pour chaque dimanche travaillé contre deux actuellement et, pour couronner le tout, une voiture de fonction pour tous les salariés habitant à plus de 50 km de l’usine. Alors, t’en penses quoi ?
— Effectivement, c’est pas mal.
Je risque ces quelques mots pour abonder dans son sens. Il serait irrespectueux de juger les demandes de grévistes, mais il serait malhonnête de ma part de ne pas constater qu’elles dépassent l’entendement. À titre d’exemple, le taux d’inflation en France a timidement atteint 1 % cette année- là quand les syndicats attendent 8 % d’augmentation, sans même évoquer les autres éléments de revendication.
Simon reprend, la bouche sèche et le visage sérieux.
— Au- delà de ces revendications, l’intersyndicale a déclaré que, je cite : « elle ne souhaitait pas négocier, mais simplement voir ses demandes aboutir ». Pour ton info Marwan, sache que chaque jour de grève affaiblit un peu plus l’usine, qui est déjà en sérieuse difficulté depuis des années. On a vérifié les calculs au niveau du groupe. Si la grève dure plus de quinze jours, sachant que chaque jour de grève nous coûte environ un million d’euros, on sera obligé de la fermer.
— Un million ?
— Oui, ce sont les pénalités de retard que nos clients nous imposent contractuellement à chaque fois que les pièces que nous leur fabriquons ne sont pas livrées en temps et en heure. Comme nous sommes en flux tendu, ça monte très vite.
— Et que disent les syndicats ?
— Ils rétorquent qu’on les menace, qu’on cherche à les faire culpabiliser. Bref, ils s’en moquent, pour le dire gentiment. Preuve en est, ils ont annoncé une durée de grève illimitée et les leaders ont déclaré qu’ils étaient prêts à aller jusqu’au bout.
En plus de vingt ans de carrière, j’ai malheureusement vécu des dizaines de situations similaires. Des revendications intransigeantes, des positions dures, des croyances rigides, des actions désespérées et parfois des désastres sociaux. À croire que l’histoire se répète inexorablement.
L’échange avec Simon fait alors resurgir deux anecdotes que j’avais involontairement enfouies. La première concerne une entreprise française qui s’était mise en grève à l’annonce de la réforme des 35 heures pour le motif qu’elle était déjà aux 35 heures, donc exigeait de passer aux 32 heures afin de maintenir cette longueur d’avance. La seconde, toujours en France, porte sur une corporation farouchement opposée à l’application d’une réforme des retraites, dans le cadre d’un premier chantier initié pour définir ses modalités. Décontenancés, les membres du gouvernement avaient cherché à en comprendre les raisons, tous les avantages de cette corporation étant strictement maintenus. Dit autrement, la réforme ne les impactait pas. L’explication ? Ladite réforme améliorait les conditions d’autres corporations, ce qui était par conséquent « intolérable et inadmissible » – pour reprendre les propos du porte- parole des opposants. Leur problème n’était donc pas qu’ils perdaient quelque chose mais que les autres gagnaient quelque chose. Projet enterré.
Souvent, on me demande si, à force de danser avec le chaos, mon regard sur l’être humain a changé. En réalité, je m’interroge encore. Certes, le fait d’avoir connu la guerre et d’avoir voyagé vous pousse naturellement à relativiser. Je pense qu’il n’y a pas un matin où je ne me dis pas intérieurement que j’ai de la chance d’être en vie et de vivre dans un pays développé. Selon la Banque mondiale, près de la moitié des habitants de la planète peinent à satisfaire leurs besoins élémentaires. (…) Simon ôte ses lunettes pour se frotter les yeux. La soirée s’annonce longue et fastidieuse. Une préparation de négociation peut durer de plusieurs heures jusqu’à quelques jours en fonction de sa complexité. Dans le cas présent, chaque jour nous coûtant un million d’euros et nous rapprochant un peu plus de la fermeture du site, il va falloir écourter la phase préparatoire. Pas le choix. Je raccompagne Simon à la porte vers minuit et promets de le rappeler le lendemain soir. Je lui demande simplement de ne pas reprendre contact avec l’intersyndicale d’ici là.
— Tu es sûr ? me demande- t-il pour se rassurer.
— Je pense que c’est préférable, compte tenu de la situation.
— Ok, alors.
Il n’y a pas de relation sans confiance. Je sais que Simon va respecter l’approche tactique que j’ai pu lui proposer. Et j’aurais fait la même chose pour lui dans le cas inverse.
À l’aune des éléments partagés par Simon, il y a plusieurs points qui me chiffonnent, dont un majeur. Les demandes exprimées par l’intersyndicale n’ont jamais été aussi élevées en dix ans et le contexte économique du groupe n’a jamais été aussi défavorable. J’ai le sentiment que quelqu’un cherche à tirer sur l’élastique jusqu’à ce qu’il cède. La direction a fait quelques propositions pour ouvrir le dialogue, en proposant une augmentation de 2 % et une revalorisation de la prime de salissure, mais tout a été rejeté en bloc, sans contre-proposition de la part de l’intersyndicale. Je me couche avec ces derniers éléments qui trottent dans ma tête.
Cinquième jour de grève. Cinq millions évaporés. Je rencontre de nouveau Simon, même heure, même lieu. Il a changé de costume. Bleu à rayures claires. Nous nous installons dans la salle de réunion. À peine assis, je prends la parole.
— Je crois que c’est l’erreur qui m’a mis la puce à l’oreille.