À cette heure-ci, il est plus de minuit en Afghanistan. Son mail comporte les réponses à mes questions. Elle a pris également le soin de joindre quatre vidéos. Sans réfléchir, j’en lance une première. Je plisse les yeux pour tenter de distinguer son contenu. Quelqu’un filme, caméra au poing. On dirait une grotte très faiblement éclairée. Il y a un corps attaché, mais je n’arrive pas bien à comprendre sa position. Je règle l’intensité lumineuse de mon ordinateur au maximum et là, je comprends mieux. L’enfant, nu et blessé, est attaché par les pieds. À ce moment précis, j’ignore que je n’ai pas coupé le son de l’ordinateur. De son côté, ma femme range soigneusement ses dossiers. Une main brandissant un câble en acier s’élève et s’abat sauvagement, lacérant les chairs innocentes de l’enfant. Le cri est inhumain. Je n’ai pas de mot pour le décrire, même quelques années plus tard. Mon sang se glace. Ma femme se raidit, se lève en catastrophe et quitte rapidement le salon, en se bouchant les oreilles. Trop occupé à chercher la touche PAUSE, je ne prends même pas le temps de m’excuser. Je me maudis de ne pas avoir coupé le son de l’ordinateur et plonge la main dans ma sacoche pour récupérer mes écouteurs. J’inspire légèrement et appuie de nouveau sur PLAY. Quatre vidéos, vingt minutes de torture. Toutes filmées sur plusieurs jours. Horribles. Atroces. J’enlève délicatement mes écouteurs. Mission acceptée. Bonne nuit Jody.
La nuit a été courte mais reposante. On me demande souvent si je parviens à dormir après avoir assisté aux premières loges à la noirceur de l’être humain. Je crois simplement que j’arrive à compartimenter les choses. Je laisse le tiroir fermé tant que je n’ai pas besoin de l’ouvrir. Et rien ne suinte.
Une visioconférence est prévue aujourd’hui, à 20 heures, heure française, en présence de Jody, du père de l’enfant, Zafar, et d’une interprète, Harja, car Zafar parle uniquement le pachtou (une des deux langues officielles en Afghanistan). L’objectif de cette première rencontre est de prendre la température, de récolter de l’information fiable, de cartographier les acteurs en présence pour ensuite planifier l’approche tactique à suivre avec le ravisseur. La visioconférence démarre. Âgée d’une quarantaine d’années, Jody est une Américaine de nature expansive. Elle m’explique qu’elle suit depuis des années le quotidien de plusieurs familles en Afghanistan pour ses documentaires. Zafar est, quant à lui, inexpressif. Je dirais qu’il a cinquante ans, mais sans grande certitude. Son visage est rond et ses lèvres épaisses. Vu ses larges cernes, ses nuits doivent être particulièrement difficiles. Et Harja est une Afghane de pure souche, aux cheveux noirs de jais. Après les présentations d’usage, j’entre dans le vif du sujet. Jody me confirme que Zafar a initié une négociation par messagerie électronique avec le ravisseur depuis le début de l’enlèvement. Je pose de nombreuses questions à l’interprète, qui interroge à chaque fois Zafar avant de me répondre. La famille aurait alerté le jour même les autorités, mais toutes les tentatives du gouvernement pour localiser le ravisseur auraient échoué. Je leur fais part de mon étonnement, notamment si le numéro de portable du ravisseur est identifié. Comme l’action se déroule en Afghanistan, tout est possible après tout. Je suis informé que les ressources financières de Zafar sont de 50 000 dollars – en vendant sa maison et le reste de son patrimoine. Nous sommes donc très loin de ce qu’exige le kidnappeur. Deux heures plus tard, je mets fin à la conversation. À ma demande, ils se sont engagés à me livrer sous deux jours tous les messages échangés entre le père et le ravisseur. Promesse tenue : je reçois, dès le lendemain soir, un document de 28 pages recto verso à imprimer. L’intégralité de la romance épistolaire numérique du père et du kidnappeur. Il y a plus de 200 textos, consciencieusement traduits du pachtou vers l’anglais par Harja. Je les parcours aussitôt, et là, c’est la catastrophe. Impossible de blâmer le papa : ce n’est pas son métier de négocier et, de plus, il est directement concerné. Mais force est de constater que certains messages ont nécessairement accentué les tortures et affaibli la crédibilité du père.
« De toute façon, il ne peut rien arriver à mon fils, il est entre les mains d’Allah désormais. »
« Tu peux prendre mon fils, il n’est plus à moi maintenant. »
« Si je vends ma maison et tout ce que je possède, j’arriverai au maximum à 50 000 dollars. »
« Rends-moi mon fils, en empruntant de l’argent et en vendant tout ce que je possède, je peux te donner 120 000 dollars. »
« 150 000 dollars et rends- moi mon fils maintenant. »
« 180 000 dollars, je ne peux pas faire plus. Sur Allah, tu me prends tout là ! Je peux plus aller plus loin ! »
Pour résumer, en l’espace de six mois, nous sommes passés de 50 000 dollars à 180 000 dollars et Akmal a perdu chaque jour en espérance de vie.
Le lendemain, je cale une nouvelle visioconférence. Zafar n’a pas changé par rapport à hier. Mêmes vêtements, même inexpressivité. Je l’interroge sur la somme qu’il est réellement capable de réunir si une rançon devait être payée. Il prend le temps de la réflexion et répond posément, par l’intermédiaire d’Harja : 50 000 plus 130 000 avec emprunt auprès de tous ses amis. Je doute de sa réponse, mais je choisis de ne pas insister. Ce n’est pas le moment. Je leur présente l’approche que nous allons adopter, à savoir : maintenir le canal de communication actuel entre le père et le ravisseur, mais ce sera désormais moi qui rédigerai les messages, qui seront ensuite traduits par Harja. Zafar n’aura plus qu’à les pousser par la suite au ravisseur. Mon objectif est d’abord de stopper les tortures, puis de minorer la demande. Tout le monde est d’accord, Jody montre même des signes d’excitation. « Great idea ! », lance- t-elle avant de raccrocher. On se croirait dans un film américain.
Au bout de deux jours, je parviens à faire cesser les tortures, notamment en procédant à un subtil changement de posture. En transigeant sur la forme, sans pour autant concéder une once de terrain sur le fond, je donne au ravisseur le sentiment qu’il est maître du jeu. Dans les faits, on semble se soumettre, mais en réalité on ne le fait pas vraiment. Tout n’est qu’une histoire de perception. Le pire qu’il puisse arriver est que le kidnappeur n’obtienne pas de réponses de notre part ou, à l’inverse, qu’il estime perdre le contrôle de la situation. Il se vengerait alors inéluctablement sur l’otage.
Les résultats sont certainement temporaires, mais au moins, Akmal n’est plus victime d’atrocités. Si j’obtiens sa libération physique, qu’en sera- t-il de son état psychologique ? Je préfère écarter ces pensées pour le moment.
Les deux semaines suivantes donnent lieu à une trentaine d’échanges, permettant de minorer la demande à 1 million de dollars. Le père ne montre aucune émotion, comme à son habitude. Quant à Jody et l’interprète, elles ne boudent pas leur joie. « Incredible ! » Deux semaines de plus et nous en sommes à 800 000 dollars. Minorer une demande est très certainement ce qu’il y a de plus complexe à réaliser en négociation. Toute la difficulté est d’initier un changement de paradigme auprès du ravisseur, dans l’espoir de lui faire accepter une autre réalité. Et cette nouvelle réalité n’est possible que s’il comprend de lui-même que la somme qu’il exige ne peut être réunie. L’erreur serait de chercher à le convaincre que nos ressources financières sont limitées. Ce que Zafar a tenté finalement de faire depuis le début. Ou pire, d’opposer un « non » au ravisseur en lui disant simplement « qu’on ne peut pas répondre favorablement à sa demande ». Ces deux approches ne peuvent être que délétères, voire mortifères pour l’enfant. Pour éviter cela, j’ai recours à une approche tactique singulière, couplée à de nombreuses techniques d’influence avancées – que je préfère garder confidentielles pour les négociations futures –, même si je suis conscient que la traduction écorche par moments les subtilités psychologiques. Je m’immisce dans l’esprit du kidnappeur, à son insu, pour qu’il renonce de lui-même à ses exigences. Ou du moins, qu’il en abandonne une partie. Et tant que cela fonctionne, je continue.
Cependant, quelque chose vient gripper la mécanique qui est en marche depuis un mois et demi maintenant. En lisant le dernier texto envoyé par le ravisseur, je marque un temps d’arrêt. Non seulement il ne fait pas écho aux derniers échanges, mais il me procure l’étrange sentiment que le père connaît le kidnappeur. Ceci pourrait- il expliquer le manque d’implication de Zafar ? Si aucune hypothèse ne peut être écartée, je ne veux toutefois pas pas tirer de conclusions hâtives.