Concessions ou « privatisations » d’autoroutes : un fact-checking s’impose

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Par Hervé Duval Modifié le 18 septembre 2020 à 11h29
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Les sénateurs se sont penchés, depuis plusieurs mois, sur le sort des concessions d’autoroutes. La presse commence à se faire l’écho des conclusions de cette commission, officiellement dévoilées ce vendredi. L’occasion d’expliquer en quoi consiste concrètement ce modèle de gouvernance économique, et de battre en brèche quelques idées reçues sur la soi-disant « rente des autoroutes » des sociétés concessionnaires.

En France, pays de « Gaulois réfractaires » jamais d’accord entre eux, il existe pourtant des sujets qui font l’unanimité, mais parfois à mauvais escient. Le sort des autoroutes fait partie de ces occasions de concorde nationale : « Privatisation des bijoux de famille », « concessions juteuses », « rentes indécentes » … tout l’Hexagone s’accorde à vilipender les décisions du gouvernement Villepin. Pourtant, voici l’exemple typique de ces débats qui s’enflamment sur fond d’une belle ignorance.

Vendues, les autoroutes ?

C’est généralement le premier grief dès qu’il est question des autoroutes françaises : « l’État a bradé des infrastructures publiques en parfait état, avec lesquelles le privé s’est copieusement engraissé ». Pourtant, tout est faux dans une telle affirmation, et sortir du débat style « café du commerce » nécessite quelques explications.

Commençons par le commencement, tout en étant précis : non, les autoroutes n’ont pas été vendues. En effet, l’État a cédé entre 2002 et 2006 le reliquat de ses parts dans les sociétés d’économie mixte (SEM) qui géraient déjà l’exploitation des autoroutes (perception des péages, entretien, modernisation du réseau pour l’essentiel) depuis des années. L’État détenait auparavant la majorité des parts de ces sociétés partiellement privées. L’une des plus anciennes, Cofiroute, était d’ailleurs privée dès sa création, au début des années 70.

Les autoroutes appartiennent donc toujours à l’État, qui, en quelque sorte, les « louent » aux sociétés exploitantes. Charge à elles de développer et d’entretenir le réseau en échange des recettes de péage. Et encore, seulement une partie des recettes : sur chaque euro recueilli au péage, rappelons que l’État touche plus de 40 centimes de taxes et impôts divers ! Bruno Le Maire a admis de plus que les infrastructures sont en bien meilleur état aujourd’hui qu’en 2006.

De plus, contrairement aux idées reçues, l’État n’a pas bradé ses parts : elles ont été payées en moyenne 30% au-dessus des cours du marché, marché qui a lui-même connu un point haut à ce moment-là. En ajoutant à ce montant le rachat de la dette des autoroutes par ces mêmes sociétés, l’État a empoché plus de 36 milliards à l’époque ! S’ajoutent à cela les investissements réalisés que l’État n’a pas eu à financer. Certes, selon un rapport de la Cour des Comptes de 2009, l’État aurait pu encore mieux faire, mais il aurait été mal conseillé. Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas fait escroquer, loin de là, comme certains le sous-entendent.

Peu importe pour les plus féroces détracteurs : l’État aurait mieux fait de conserver les dividendes tirés de la « juteuse rente autoroutière ». Qu’en est-il de cette fameuse rente, justement ?

Une « rente » sans risque ?

Concessionnaires d’autoroutes serait un métier extraordinaire où il n’y aurait qu’à encaisser les péages ! En effet, à regarder uniquement la colonne « revenus » des sociétés d’autoroutes, il n’y a bien qu’une seule source de recettes : les péages (exception faite des commissions prélevées sur les revenus de certaines sous-concessions comme les stations-service par exemple). Problème pour les sociétés d’autoroutes, la rentabilité d’un projet dans lequel elles se sont engagées, pour au moins 30 ans, repose sur des prévisions de trafic - et donc de recettes, c’est-à-dire sur la fréquentation des autoroutes estimée plusieurs années à l’avance. C’est la seule véritable variable dans l’équation. En effet, autre idée reçue ayant la peau dure, les sociétés concessionnaires ne décident pas des tarifs autoroutiers : c’est l’État qui les fixe et les sociétés concessionnaires ne peuvent pas les faire évoluer, sauf accord de l’État... Or en 2006, personne n’avait prévu la crise de 2008, et l’effondrement du trafic poids lourds, qui représente à lui seul 30% des recettes de péages. Rebelote en 2020 avec le confinement, qui lui, a tué pendant plusieurs mois le trafic voitures. Sans possibilité de jouer sur les prix, avec un trafic en berne, les recettes se sont effondrées sur la période 2008-2012. 2021 risque d’être également une mauvaise année pour les concessionnaires : L’ART (et non l’ASFA, l’association de professionnels du secteur, comme parfois lu dans la presse) chiffre les pertes pour cette année à 2 milliards d’euros de recettes en moins (et même 2,5 milliards selon Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d’État chargé des transports).

Pourtant, en 2014, un rapport au vitriol de l’Autorité de la Concurrence ne se prive pas de dénoncer les marges « exorbitantes » des concessions autoroutières. Mais ce rapport repose sur un biais qui dissimule à peine sa partialité, puisqu’il est rendu public juste avant un round de renégociation des contrats de concessions… Il ne considère en effet qu’une seule année, en l’occurrence 2013, sur des tronçons dont les principaux coûts sont amortis. Ce rapport passe donc sous silence le fait que les premières années de concession sont systématiquement des années d’investissements, d’endettement et donc de pertes nettes. La rentabilité globale d’une concession autoroutière s’évalue en effet sur sa durée complète et non sur une seule année, sachant qu’il y aura une différence abyssale de rentabilité entre la première et la dernière année, particulièrement sur les nouveaux tronçons. Bien que largement discrédité depuis sa sortie en raison de ce biais méthodologique fâcheux, ce rapport est toujours remis en avant dès qu’il est question de concessions autoroutières. Bien moins médiatisé, un rapport de l’Autorité de régulation des transports (ART, ex-ARAFER) sorti en juillet 2020, s’est avéré beaucoup plus précis et pertinent dans son évaluation des profits, calculé non pas à un instant T, mais sur la durée de la concession, un modèle économique très spécifique dont la courbe de rentabilité dessine un « J » : pertes nettes les premières années, en raison de l’endettement et des investissements réalisés, avant un redressement et la réalisation de profits en fin de concession, avant la restitution, gratuitement, des autoroutes concédées.

La concession ou la délégation du risque

Dans les faits, les sociétés concessionnaires ont pris à leur charge deux risques majeurs dont s’est généreusement débarrassé l’État : le risque « travaux » et le risque d’exploitation. Le premier concerne surtout les aléas de chantiers, dans le cas des nouveaux tronçons ouverts par exemple. Sachant qu’un tronçon en travaux ne génère aucune recette, les sociétés concessionnaires n’ont aucun intérêt à faire durer le plaisir, ou à payer plus cher que nécessaire en surfacturant des entreprises affiliées, autre accusation régulièrement entendue. Le second est lié aux variations de trafic, sachant qu’une autoroute, ça s’use et ça se dégrade même si personne ne roule dessus ; le gel ou la chaleur suffisent à abîmer les revêtements.

En résumé, à l’incertitude côté recettes s’ajoutent, à l’inverse, les certitudes côté dépenses, et elles sont nombreuses : entretien, modernisation, création ou mise aux normes de nouveaux tronçons, augmentation des taxes… La rentabilité des autoroutes n’a pas toujours été celle escomptée. N’oublions pas que le premier choc pétrolier dans les années 70 a provoqué une quasi-faillite de l’ensemble des sociétés concessionnaires de l’époque (qui affichaient déjà des investisseurs privés minoritaires au capital). En Espagne, la crise de 2008 a porté le coup de grâce à plusieurs concessionnaires privés. Et si aujourd’hui l’Espagne « renationalise » les autoroutes, c’est principalement parce que les concessions sont arrivées à leur terme. Le gouvernement espagnol réfléchissant actuellement aux solutions pour financer l’entretien et l’agrandissement du réseau, une remise en concession à brève échéance n’a rien d’impossible.

Il ne faut toutefois pas s’y tromper, l’affaire est tout de même rentable et présente l’avantage de revenus constants et quasiment garantis : les autoroutes ne vont pas être désertées du jour au lendemain ! Mais les taux de rentabilité de 30% évoqués dans la presse relèvent du fantasme. Une étude récente atteste d’une rentabilité globale de l’ordre de 6 à 8% annuels sur la durée de la concession, en cohérence avec les calculs de l’ART. Pour citer l’auteur de cette étude, « le débat sur les autoroutes a beaucoup souffert des analyses erronées avancées en 2014 par l’Autorité de la concurrence, qui dénonçait les profits indécents des SCA. Ces travaux ont surtout révélé une profonde ignorance des mécanismes économiques de la concession chez de hauts-fonctionnaires pourtant censés éclairer la décision politique. » La rentabilité des concessions est tout à fait correcte, mais elle s’accompagne de contreparties, comme on l’a vu : l’ensemble des risques repose sur le concessionnaire, l’État se contentant de collecter taxes et impôts, tout en sortant la ligne « autoroutes » de son budget, et elle n’était pas mince…

Remettre l’État aux commandes ?

De toute façon, c’est ce qui arrivera nécessairement au terme de la concession, quand l’État devra décider s’il reprend la main, au sein d’une régie par exemple, ou s’il repart pour un tour de concession après appel d’offres. Néanmoins certaines voix envisagent plus radicalement, c’est-à-dire dès maintenant, le retour de la gestion des autoroutes dans le giron de l’État. La situation n’est alors pas la même : la puissance publique s’est engagée par contrat avec les concessionnaires, pour la durée des concessions, qui conditionne tout l’équilibre financier. Si l’État rompt ce contrat, il n’est plus question de restitution gratuite. Il faut dédommager les concessionnaires de leurs investissements et endettements en cours. Et là, l’addition est salée, on parle de 30 à 40 milliards, voire 55 selon les sources. Quelles conséquences ensuite pour l’usager ? Grosse déception là aussi pour ceux qui s’imaginent rouler par plaisir sur des autoroutes gratuites : les autoroutes n’étaient pas gratuites avant la généralisation des concessions, elles ne le seront pas plus après. Il faudra toujours régler l’ardoise des coûts de modernisation et d’exploitation du réseau, tout en remboursant la dette contractée. Autrement dit, les tarifs ne sont pas près de baisser, d’autant plus que l’État ne s’est jamais gêné côté tarifs : ceux-ci ont plus augmenté annuellement avant la privatisation qu’après, surtout en considérant la hausse des taxes (taxe d’aménagement du territoire et hausse de la redevance domaniale) tombée sur les concessionnaires pendant cette période.

La concession présente aussi un autre avantage méconnu : seul l’utilisateur paie pour le service, qu’il soit Français ou étranger d’ailleurs. Dans un système public, l’utilisateur paie mais aussi tous les contribuables (enfin… seulement les 45% de contribuables français qui paient l’impôt sur le revenu). La concession est un système équitable d’utilisateur-payeur, là où une régie étatique imposerait un système de double paiement (au péage et via l’impôt). Enfin, quand on voit l’état des autoroutes restées dans le giron public, notamment en Ile-de-France, il y a de quoi s’interroger sur la capacité de l’État-gestionnaire à faire mieux que le privé pour gérer et entretenir un réseau autoroutier.

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Hervé Duval, conseil juridique, Droit des affaires / Droit du travail - Conseil et contentieux - France et International. Recherches et veille juridiques, rédaction de notes sur des sujets touchant au droit pénal des affaires et notamment aux pouvoirs d’investigation des autorités judiciaires et des autorités administratives indépendantes.

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