Assemblée nationale : comment les députés ont adopté les codes Tiktok

Les bancs de l’Assemblée nationale ne vibrent plus seulement au rythme des débats politiques. Depuis 2017, une nouvelle dynamique s’y installe, où les discours enflammés remplacent la raison et les députés s’adressent davantage à leurs followers qu’à leurs collègues. Que reste-t-il du rôle institutionnel de cette chambre, à l’heure où les réseaux sociaux redessinent ses contours ?

Jade Blachier
Par Jade Blachier Publié le 13 janvier 2025 à 15h52
assemblee-nationale-deputes-codes-tiktok
40 %40% des discours à l'Assemblée nationale sont dominés par la rhétorique émotionnelle.

Le 13 janvier 2025, une étude menée par Yann Algan (HEC-Cepremap), Hugo Subtil (Université de Zurich) et Thomas Renault (Paris-I-Cepremap) co-fondateur d'Economie Matin, a mis en lumière une transformation profonde de l'Assemblée nationale. Ce rapport, intitulé "La Fièvre parlementaire : ce monde où l’on catche", révèle comment les réseaux sociaux, en particulier TikTok, ont contribué à redéfinir les pratiques parlementaires, entraînant une montée sans précédent de la colère et de la polarisation dans les discours politiques. Retour sur une révolution institutionnelle et culturelle.

Une Assemblée nationale métamorphosée en théâtre pour les réseaux sociaux

L'étude analyse deux millions de discours prononcés à l'Assemblée nationale entre 2007 et 2024. Elle pointe une mutation radicale : l’Assemblée, historiquement lieu de débat rationnel, devient une scène de spectacle où le public visé n’est plus constitué des députés présents, mais des internautes sur les réseaux sociaux.

Les interventions des députés se raccourcissent drastiquement. En moyenne, les discours ne dépassent plus 150 mots, un format idéal pour les vidéos d’une minute sur TikTok. Les interruptions explosent (+25 % entre 2017 et 2024), tout comme les réactions théâtrales (applaudissements et protestations triplés sur la période). Selon les chercheurs, les députés adaptent leurs interventions aux codes des réseaux sociaux, délaissant la complexité des débats pour capter l’attention des followers.

Colère et rhétorique émotionnelle : l’ère des passions exacerbées

Depuis 2017, la rhétorique émotionnelle domine les échanges, représentant jusqu’à 40 % des discours en 2024, contre 22 % en 2014. Cette évolution est particulièrement marquée chez deux groupes :

  • La France Insoumise (LFI) : 55 % de leurs interventions sont émotionnelles, avec une prédominance écrasante de la colère (75 % des émotions exprimées).
  • Le Rassemblement National (RN) : bien que la colère reste importante (48 % des discours), une tendance à la normalisation et à la modération est observée depuis 2022.

Cette théâtralisation des débats est une stratégie politique assumée. Les députés ne cherchent plus à convaincre leurs pairs, mais à séduire un électorat jeune et engagé. Ce glissement vers une logique de communication éloigne l’Assemblée de sa fonction première : le compromis et la co-construction des politiques publiques.

"Un monde où l’on catche" : la fin du débat rationnel ?

Les chercheurs comparent cette mutation à un "monde où l’on catche", reprenant l’analyse de Roland Barthes. À l’instar des combats de catch, les débats parlementaires semblent scénarisés, chaque camp jouant son rôle dans une opposition exacerbée. Ce changement s’observe notamment dans les attaques verbales, les invectives, et une polarisation croissante des thématiques. Depuis 2017, l’indice de polarisation des discours a été multiplié par six.

Les conséquences institutionnelles de cette transformation sont inquiétantes. L’Assemblée nationale, autrefois un lieu de délibération essentiel, se réduit désormais à un simple outil de communication. Ce phénomène de désinstitutionalisation affaiblit sa capacité à remplir sa fonction parlementaire.

La montée de la polarisation crée un climat où le conflit prime sur le compromis, menaçant ainsi la gouvernabilité du pays. Cette dynamique empêche toute forme de dialogue constructif, rendant difficile l’élaboration de solutions communes et fragilisant les bases de la démocratie parlementaire.

TikTok et la génération connectée : une stratégie politique calculée

En adaptant leurs interventions aux codes des réseaux sociaux, les députés ciblent explicitement les jeunes générations. TikTok, réseau phare de la "génération Z", devient un terrain stratégique pour mobiliser cet électorat très engagé. Les vidéos courtes, émotionnelles et percutantes, répondent à une demande croissante de contenu simplifié et spectaculaire.

Cette simplification entraîne une perte de fonds dans les débats. Les chercheurs notent une corrélation entre l'augmentation des vidéos partagées sur les réseaux sociaux et une diminution de la durée moyenne des interventions à l'Assemblée, signe d’un appauvrissement du débat parlementaire.

Institutions fragilisées et démocratie questionnée

Ce rapport souligne une crise institutionnelle. La montée en puissance des réseaux sociaux à l’Assemblée nationale ne se limite pas à une adaptation aux technologies modernes. Elle traduit une rupture culturelle et démocratique où les émotions prennent le pas sur la raison, et où les députés deviennent des acteurs d’un théâtre pour un public en ligne.

Si cette évolution séduit une partie de l’électorat, elle pose une question fondamentale. L’Assemblée nationale peut-elle encore jouer son rôle d’arbitre institutionnel dans un contexte où la polarisation et le spectacle dominent ? La démocratie française entre dans un "monde où l’on catche".

Jade Blachier

Diplômée en Information Communication, journaliste alternante chez Economie Matin.

Suivez-nous sur Google News PolitiqueMatin - Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités.

Aucun commentaire à «Assemblée nationale : comment les députés ont adopté les codes Tiktok»

Laisser un commentaire

Les Commentaires sont soumis à modération. Seuls les commentaires pertinents et étoffés seront validés. - * Champs requis