La guerre en Ukraine a poussé les États européens à prendre parti. La plupart se sont rangés du côté de Kiev, sauf la Hongrie qui a choisi Moscou. Еn Bulgarie, la coalition au pouvoir, pro-européenne et très activement pro-Ukraine, doit composer avec des forces prorusses et populiste, sur fond de corruption et d’influence de Moscou.
La Bulgarie déstabilisée par l’influence de la Russie
Ambivalence vis-à-vis de la Russie
L’attitude de Sofia envers Moscou ne s’explique pas tant par une soit disante proximité historique des deux pays - elle est surtout l’héritage d’une intoxication systématique qui a duré pendant les 45 ans de la période soviétique, quand l’amitié bulgaro-russe était érigée en quasi-religion
Les effets de cette propagande pro-russe perdurent aujourd’hui encore, les sondages montrant que près de 30 % des Bulgares soutiennent la Russie pendant la guerre en Ukraine. Une population divisée dans un contexte explosif, où la corruption reste endémique et domine encore tous les pans de la vie du pays.
D’ailleurs, la question russe fragilise le gouvernement actuel, issu de la coalition PP-DB. Profondément anti-corruption et farouchement opposée à la Russie, la coalition PP-DB n’a pas la majorité à l’Assemblé et doit compter avec le GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie), le parti de l’ancien Premier ministre Boïko Borissov, en poste entre 2013 et 2021. « Le GERB, populiste, est officiellement de centre droit et pro-occidental, mais il incarne surtout un clientélisme et une corruption généralisés dans le pays, décrypte Nadège Ragaru, directrice de recherche à Sciences Po. Ses liens avec la Russie sont faiblement lisibles, mais ils semblent sous-tendus par des intérêts économiques partagés ». Le GERB incarne, sous la houlette de Boïko Borissov, la clé de voûte de la corruption dans le pays et l’emprise tentaculaire de la Russie sur l’économie du pays. Une responsabilité partagée, pour l’opinion bulgare, avec l’ancien procureur général Ivan Guechev et le chef du Service National d’Investigations Borislav Sarafov. Borissov et Guechev avaient d’ailleurs été la cible de grandes manifestations qui, pendant l’année 2020, dénonçaient la corruption endémique dans le pays.
Pendant son mandat obtenu par la volonté conjointe du GERB et du parti communautaire turc DPS, Guechev en étroite collaboration avec son adjoint et actuel remplaçant - Borislav Sarafov - ont été perçus comme les acteurs principaux d’un système corruptif bulgare, mais aussi comme les instigateurs privilégiés de poursuites menées hors de tout contrôle judiciaire de l’opposition politique.
Un des exemples les plus récents est celui des Bulgares sanctionnés par les États-Unis pour des faits de corruption au titre de la loi Magnitsky - un texte adopté en 2012, visant les autorités de la Fédération de Russie, élargi ensuite aux élites corrompues du monde entier -. Parmi eux, Vladislav Goranov, ancien ministre des Finances et membre éminent du GERB. Autre exemple, qui témoigne notamment des attaches pro-russes des milieux politiques et judiciaires : depuis 2014, une série d’explosions dans des dépôts de munitions destinées à l’Ukraine ont été attribuées au GRU russe et n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes approfondies par les services dirigés par Guechev et Sarafov, ni ont attiré l’attention du gouvernement à l’époque dirigé par Borissov et soutenu par DPS.
En revanche, le parquet, avec forte publicité médiatique, a multiplié les investigations contre des personnalités jugées proches des milieux euroatlantiques. L’un des exemples les plus emblématique est celui très récent de la Fintech Nexo. Les dirigeants de Nexo sont en effet perçus comme des proches des partis libéraux et pro-européens et ont affirmé à plusieurs reprises leurs sympathies pour les manifestations de 2020. Ils ont aussi, dès les premiers jours de la guerre en Ukraine, organisé une importante collecte de fonds à destination des réfugiés ukrainiens. Certains de leurs employés ont soutenu financièrement et en toute légalité les campagnes politiques des partis pro-européens PP et DB.
Le clivage entourant la Russie n’épargne pas les plus hautes sphères du pouvoir, le Premier ministre, Nikolaï Denkov, issu de la coalition PP-DB (pro-européen et otanien) s’oppose ouvertement au président de la République prorusse, Roumen Radev. Ex-membre du parti communiste, proche de l’actuel parti socialiste, le président Radev, connu pour être proche de Poutine, cherche à accroître son pouvoir jouant sur l’instabilité gouvernementale qui sévit dans le pays.
« La Bulgarie est devenue un État mafieux »
L’ambivalence en Bulgarie vis-à-vis de la Russie ne se limite pas à la haute sphère politique, elle touche toute l’administration mise en place pendant la dernière décennie par GERB et DPS. Cette tendance se traduit par l’absence totale d’exécutions des sanctions contre la Russie ou les ressortissants russes. Sofia n’a en effet appliqué aucune des sanctions ordonnées par l’UE contre la Russie depuis 2014, alors que même la Hongrie pro-Poutine a gelé pour plus de 900 millions d’euros d’actifs. « Il n’est pas surprenant que la Bulgarie ne semble pas appliquer les sanctions de l’UE contre les individus et les entreprises de la Fédération de Russie. Il est évident que les autorités bulgares n’osent pas, ne veulent pas et ne disposent pas des procédures et la capacité d’appliquer les sanctions », résume Ruslan Stefanov, du think tank bulgare Center for the Study of Democracy. Il est intéressant de noter que le fisc bulgare, malgré son obligation, n’a pas entrepris depuis 2014 une seule action contre les intérêts russes en Bulgarie, agissant de cette façon à l’encontre des décisions de l’Union européenne. Une mansuétude qui étonne sachant que, quand le propriétaire d’une chaine de distribution de jouets a rendu publique son soutien aux manifestations anti-mafia de 2020, il a fallu moins d’une semaine pour qu’il fasse l’objet de contrôles à charges par toutes les institutions du pays, le fisc en tête.
Cette intrication profonde entre les milieux politiques, judicaires et mafieux est un fait ancien en Bulgarie. En effet, la chute du système soviétique a entraîné une instabilité économique et politique en Bulgarie, qui a permis l’essor d’une véritable économie criminelle, dont la classe politique est largement responsable. Des pays membre de l’UE, la Bulgarie occupe dans l’étude 2022 de Transparency International l’avant dernière place, juste devant la Hongrie et derrière la Roumanie. Trucage d’appels d’offres, détournements de fonds publics, blanchiment d’argent sont monnaie courante dans un État, infiltré jusque dans ses plus hautes sphères par les cadres de GERB et DPS.
Cette corruption endémique est aussi la conséquence du sentiment d’impunité qu’apportait le parquet bulgare sous la direction d’une lignée de procureurs généraux mis en place par le GERB et le DPS - hier Tsatsarov et Guechev, Borislav Sarafov aujourd’hui. Selon Daniela Doksovska, une des avocats pénalistes les plus respectés en Bulgarie : « La mafia est forte, non pas parce que l’état est faible, mais parce que le pouvoir étatique en fait partie ».
Aujourd’hui, seule la coalition PP-DB, qui a fait de l’orientation pro-européenne de la Bulgarie et de la lutte anticorruption le fer-de-lance de son programme, semble échapper au phénomène. PP et DB ont d’ailleurs déjà été élus fin 2021 pour mener à bien un vaste programme de nettoyage des institutions, avant que la coalition dont ils faisaient partie ne se désagrège au bout de six mois. En cause ? Le début de la guerre en Ukraine, et la prise de position de PP et DB pour Kiev, qui a poussé le très prorusse parti socialiste à quitter le navire. Avec le fort soutien des alliés de l’OTAN pour lesquels le puissant complexe industriel-militaire de la Bulgarie est d’une extrême importance, la coalition PP et DB a été portée au pouvoir début juin avec le soutien à contre cœur des ennemis de jadis - GERB. Peut-être l’occasion d’une nouvelle époque ? Rien n’est moins sûr, tant l’ombre de Boïko Borissov et de la Russie plane encore sur le pays.