Au cours des quinze dernières années, la chancelière sortante Angela Merkel a guidé l'Allemagne à travers plusieurs crises, notamment la crise financière mondiale, la crise de la dette européenne et la pandémie de coronavirus. Alors que les autres gouvernements européens ont vu se succéder plusieurs chefs, la stabilité de l'Allemagne fait figure d'exception. L'issue du scrutin donnera le ton de la politique budgétaire de la première économie européenne, mais aussi de l'UE.
En septembre, les électeurs allemands éliront un nouveau chancelier. Il en résultera probablement une coalition tripartite, seul moyen d'obtenir une majorité au parlement, ou Bundestag.
Compte tenu de la fragmentation de l'électorat, plusieurs scénarios sont possibles
Les sondages des derniers mois annoncent une course électorale serrée et volatile dont un autre parti vient de prendre la tête. Au cours de l'été, la CDU/CSU, c'est-à-dire l'alliance entre l'Union chrétienne-démocrate (CDU) et l'Union chrétienne-sociale (CSU), a été remise en question par les Verts et, plus récemment, par le Parti social-démocrate (SPD). Comme aucune combinaison bipartite n'approche d'une majorité de 50% selon les derniers sondages, il y aura probablement une coalition de trois partis. C'est d'autant plus vrai si l'on exclut la possibilité d'une « grande coalition » entre la CDU/CSU et le SPD, un scénario que ce dernier rejette.
Le nombre exact de voix nécessaires pour obtenir une majorité au Bundestag est difficile à déterminer en raison de la nature du système électoral allemand. Comme nous l'expliquons dans l'encadré ci-après, le nombre de sièges parlementaires n'est pas fixe. Néanmoins, un total d'environ 48% des voix devrait suffire pour obtenir la majorité.
Dans ce contexte et étant donné le nombre de coalitions tripartites susceptibles d'avoir la majorité au Bundestag, plusieurs scénarios sont possibles (résumés dans l'annexe).
De ce fait, et malgré les divergences entre les programmes des partis (expliquées ci-dessous), une continuité politique semble largement garantie, quelle que soit la coalition qui remporte les élections. En effet, la plupart des scénarios incluent à la fois des partis de centre gauche et de centre droit. Le processus même de formation d'une coalition oblige inévitablement ces deux camps à trouver un compromis. Les coalitions qui en découlent se limitent en général au « plus petit dénominateur commun » et excluent les aspects les plus ambitieux des programmes des partis concernés.
Une combinaison qui s'écarterait sensiblement du statu quo serait un gouvernement SPD-Verts-Gauche, ou « RRG » (rot-rot-grün) : il induirait une forte hausse des investissements, des hausses d'impôts et une position plus favorable aux transferts fiscaux au niveau de l'UE. Mais cette issue n'est guère probable, étant donné que les sondages actuels lui donnent à peine 50% et que le candidat du SPD, Olaf Scholz, refuse de gouverner avec la gauche.
Qui plus est, le processus de formation du gouvernement peut s'avérer à la fois long et compliqué. Après les dernières élections générales de 2017, ce processus a duré près de six mois. C'était exceptionnellement long, mais les gouvernements des 30 dernières années étaient tous des coalitions bipartites, formées à l'issue de négociations moins complexes.
Une coalition tripartite risque donc d'entraîner une longue période d'incertitude avant que les négociations aboutissent à l'un des scénarios, ce qui risquerait d'avoir un impact sur le marché. A court terme, le risque macroéconomique est limité, car le gouvernement sortant restera en place à titre intérimaire et continuera à mettre en œuvre le budget de 2021. Mais si les pourparlers se prolongent au-delà de 2021, date d'expiration du budget actuel, le gouvernement sera confronté à d'importantes contraintes en matière de dépenses. Néanmoins, nous pensons que l'urgence des besoins liés à la pandémie accélérera le processus de formation d'un gouvernement tripartite.
Le système électoral allemand et le principe de proportionnalité
Chaque électeur émet deux votes :
le premier pour un candidat de sa circonscription (Wahlkreis). Le candidat ayant obtenu le plus de voix est élu directement au Bundestag. Chacune des 299 circonscriptions électorales élit un représentant au scrutin majoritaire.
Le deuxième vote est exprimé en faveur d'un parti. Ce processus de vote proportionnel détermine la part de sièges de chaque parti au Bundestag.
Les partis ayant obtenu moins de 5% des voix n'obtiennent aucun siège, à l'exception de ceux obtenus au scrutin majoritaire. En revanche, les partis ayant obtenu au moins 5% des voix se voient attribuer des sièges en fonction de leur part proportionnelle des voix.
Par exemple, un parti obtenant 150 sièges au scrutin majoritaire et 200 sièges au scrutin proportionnel gagne 50 sièges supplémentaires. Un parti obtenant 150 sièges au scrutin majoritaire, mais seulement 100 au scrutin proportionnel, conserverait les 50 sièges « supplémentaires », conformément au principe de proportionnalité. Cela explique que le nombre de sièges au Bundestag peut varier entre 598 et 750.
La majorité absolue étant rarement atteinte par un seul parti1, il appartient alors au Parlement d'élire le chancelier pour un mandat de quatre ans à l'issue des négociations de coalition.
L'évolution de l'orientation budgétaire est la variable macroéconomique clé
Le marché se focalise surtout sur les plans budgétaires, ainsi que sur l'approche vis-à-vis des questions relatives à l'UE et à la zone euro.
Dans un passé récent (avant la pandémie), l'Allemagne menait une politique budgétaire très stricte, toujours basée sur des budgets publics excédentaires (voir graphique 3). Le revers de la médaille de cette politique est le manque d'investissements publics qui caractérise l'Allemagne. Le moindre soutien budgétaire résultant de faibles dépenses publiques peut freiner la croissance du PIB à court terme. Mais surtout, il affecte les perspectives de croissance à long terme de l'économie, car ces sous-investissements ont réduit la qualité des infrastructures publiques. Les graves lacunes des services numériques et du système éducatif mises en évidence pendant la pandémie ont fait de ce sujet un enjeu électoral en 2021.
Une politique budgétaire stricte a également de sérieuses répercussions sur les marchés financiers : le recours limité à la dette du gouvernement allemand a entraîné une pénurie d'obligations, qui, conjuguée à une demande accrue d'actifs sûrs, a contribué à un déclin marqué du rendement du Bund : le rendement à 10 ans est passé sous la barre de 0% en mai 2019 et est depuis resté négatif.
Les excédents budgétaires découlent de décisions politiques, dont la plus importante est le « frein à l'endettement » constitutionnel. Cette mesure interdit les déficits structurels supérieurs à 0,35% du PIB et a été inscrite dans la Constitution en 2009, à une majorité des deux tiers. La coalition gouvernementale actuelle est même allée plus loin en suivant une politique de « Schwarze Null » qui interdit de fait les déficits budgétaires.
Pendant la pandémie de coronavirus, le frein à l'endettement a été suspendu jusqu'en 2022 pour permettre de répondre énergiquement à la crise. Mais les partis de gauche et de droite ont de fortes divergences d'opinion sur la voie à suivre après cet état d'urgence. Les partis de centre droit (CDU/CSU et Parti libéral-démocrate) plaident en faveur d'une politique budgétaire stricte, avec une réactivation du frein à l'endettement et des mesures visant à réduire le ratio dette/PIB et à rembourser rapidement la dette publique encourue dans le sillage de la pandémie.
Les Verts veulent supprimer le frein à l'endettement de la Constitution allemande pour permettre une forte hausse des dépenses publiques et insistent sur des investissements supplémentaires de EUR 50 milliards (soit environ 1,5% du PIB) par an jusqu'en 2030. Egalement favorable à une augmentation des investissements publics, le SPD prône néanmoins une approche budgétaire moins ambitieuse, arguant que la majorité des deux tiers nécessaire pour modifier la Constitution serait difficile à atteindre.
Tous les partis reconnaissent la nécessité d'investir dans la lutte contre le changement climatique, de soutenir la transition vers une énergie propre et de résoudre les problèmes soulevés par la pandémie, mais avec de grandes divergences en termes d'urgence et de portée : les Verts (et la gauche) souhaitent des investissements plus importants et une réduction plus marquée des émissions de carbone, tandis que le centre droit a une démarche plus progressive (voir annexe).
Dans l'ensemble, nous pensons que le prochain gouvernement adoptera une approche budgétaire plus expansionniste, mais dans une mesure qui dépendra de la composition de la coalition et des négociations menant à la formation du nouveau gouvernement. Comme les partis de centre droit et leur électorat rejettent toute réforme du frein à l'endettement, nous pensons qu'un changement significatif à long terme de la politique budgétaire allemande est peu probable.
Questions budgétaires nationales et européennes : quelques parallèles puissants
Les priorités du gouvernement allemand sont essentielles pour la politique économique européenne, car tout effort de réforme au niveau de l'UE a peu de chances d'aboutir sans le soutien de l'Allemagne. A l'inverse, si le gouvernement allemand augmentait ses investissements pour lutter contre le changement climatique en Allemagne, cela donnerait un élan bienvenu à des initiatives similaires dans l'UE.
Bien qu'elles ne soient pas aussi strictes, ou strictement appliquées, que le frein à l'endettement allemand, les règles budgétaires de l'UE ont souvent accentué les politiques restrictives existantes, contribuant à une croissance inférieure au potentiel dans la zone euro. La complexité des règles a également été critiquée par de nombreux observateurs, y compris des institutions officielles comme le Fonds monétaire international, et la nécessité de les réformer a fait l'objet de débats intensesavant la pandémie.
Et la crise sanitaire de la Covid-19 a soulevé bien d'autres questions, menant à la suspension des règles budgétaires jusqu'en 2022. Reste à savoir ce qui se passera après la crise. Une réintroduction stricte des règles budgétaires de l'UE, comme le préconise le FDP, se traduirait par des politiques d'austérité dans toute la zone euro, car tout pays ayant un ratio dette/PIB supérieur à 60% doit afficher des excédents budgétaires pour passer en dessous de ce seuil. Cela ralentirait forcément la reprise économique et rendrait la normalisation attendue de la politique monétaire par la Banque centrale européenne (encore) plus difficile, voire impossible.
A l'autre extrémité du paysage politique, les Verts proposent une réforme du Pacte de stabilité et de croissance pour protéger les investissements, une hausse du budget de l'UE grâce aux recettes de nouvelles taxes numériques et financières, ainsi que le soutien au Fonds de relance comme outil permanent de lutte contre la crise.
Les partis qui ont une approche budgétaire conservatrice bloqueront certainement les aspects les plus ambitieux d'un tel programme, mais une politique plus flexible pourrait voir le jour, surtout si le centre gauche dominait le prochain gouvernement allemand. Cette flexibilité pourrait prévoir de nouvelles dérogations aux règles pour faire face à l'impact de la crise à court terme ou pour réaliser des investissements indispensables dans certains secteurs à moyen terme.
L'avenir du Fonds de relance impliquera un débat plus long dont l'issue dépendra de l'efficacité des fonds qui commencent tout juste à être versés dans l'UE. Même si les élections de septembre n'y apportent pas de réponse définitive, nous suivrons ce dossier de près étant donné son rôle crucial dans le paysage financier de l'UE.
Il convient toutefois de souligner que les divergences entre les partis allemands sur les questions européennes sont plutôt une question de degré que d'approche. La construction et la protection du projet européen sont au cœur de la politique allemande de l'après-guerre, et nous pensons que cela restera le cas : tous les candidats des principaux partis sont profondément engagés en faveur de l'UE et de l'euro. Alors que le risque d'une victoire électorale des eurosceptiques peut inquiéter les marchés dans d'autres pays de l'UE, un tel scénario semble extrêmement improbable en Allemagne.