Progressistes et conservateurs : l’innovation contre la rente
On n’a pas manqué de remarquer que cette manière de présenter le nouveau clivage appelé à dominer la politique française évoque de manière assez troublante l’opposition entre les deux France dégagée dans les travaux de Christophe Guilluy sur les nouvelles « fractures » sociales et géographiques qui divisent les Français, dont on a d’ailleurs beaucoup parlé pendant ces élections : les « progressistes » triomphent chez les nouvelles élites et dans les grandes villes les plus ouvertes sur la mondialisation, les « conservateurs » sont influents dans la vieille bourgeoisie provinciale, dans les professions réglementées et dans les couches populaires d’une France périphérique en voie de désindustrialisation.
C’est bien ainsi que l’ont entendu les adversaires les plus déterminés d’Emmanuel Macron dont les griefs ont d’ailleurs été fort bien entendus par ses trois principaux rivaux du premier tour de l’élection présidentielle, et c’est aussi ce qui explique que beaucoup d’électeurs de François Fillon et de Jean-Luc Mélenchon aient choisi au second tour de s’abstenir, de voter blanc ou même de voter pour Marine Le Pen. Il n’est pas certain, néanmoins, que son aplatissement sur l’opposition entre le peuple et les (nouvelles) élites soit le meilleur moyen de comprendre le clivage macronien entre conservateurs et progressistes, ni que celui-ci soit simplement un moyen de dissimuler le « vrai » conflit de classes entre le peuple et les privilégiés.
Il serait peut-être plus judicieux d’y voir une tentative pour repenser les divisions françaises autour de quelque chose qui ressemble à la vieille opposition anglaise entre Whigs et Tories. Dans la tradition anglaise, en effet, la répartition des opinions entre deux pôles permanents ne renvoie pas seulement à une opposition politique entre deux partis mais au conflit toujours renouvelé entre deux mondes sociaux aux imaginaires opposés dont les divergences ont aussi une base « matérielle » ou « économique ». Les Tories (conservateurs) révèrent les traditions et les hiérarchies héritées, ils sont attachés aux aspects « catholiques » de l’Église anglicane, leur rôle politique est lié à leur prestige de grands notables provinciaux – et la base de leur fortune se trouve dans le landed interest, c’est-à-dire dans la propriété foncière. Les Whigs (libéraux) sont plus ouverts au changement social, leur sympathie religieuse va à la Low Church et même aux dissidents, leur terrain d’action politique privilégié se situe dans les grandes villes et en premier lieu à Londres, et leur dynamisme économique est lié à la prédominance parmi eux des monied interests, du capital et du risque.
Transposée dans notre monde, cette opposition entre landed interest et monied interest correspond à celle de la rente et de l’innovation, qui est très précisément celle autour de laquelle Emmanuel Macron a construit toute sa stratégie depuis sa nomination comme secrétaire général adjoint de la présidence de la République en 2012. Il avait acquis l’image d’un ami de la croissance et de l’innovation depuis l’époque où il siégeait à la commission Attali, et il s’est posé très tôt en adversaire des privilèges professionnels des notaires et autres professions réglementées (des chirurgiens-dentistes aux chauffeurs de taxi) et en partisan d’un assouplissement du droit du travail. C’est donc tout naturellement que, dans sa campagne présidentielle, il va proposer des réformes qui visent à privilégier le risque en s’attaquant à la rente.
Ceci est un extrait du livre « Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée » écrit par Philippe Raynaud paru aux Éditions Desclée de Brouwer (ISBN-10 : 2220094278, ISBN-13 : 978-2220094274). Prix : 16,90 euros.
Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions Desclée de Brouwer.