La souveraineté industrielle est, avec le volet social, l’un des grands enjeux de la reprise d’Equans. Faut-il dès lors privilégier un industriel français plutôt qu’un financier américain pour assurer la pérennité et le développement de ce fleuron français ? Pas sûr…
Le groupe Engie est donc en train de vendre Equans, la société créée en juin dernier pour regrouper les activités de services du géant de l’énergie dans les domaines des installations électriques et de chauffage-ventilation-climatisation, mais aussi dans la mécanique, la robotique, le numérique ou encore les services généraux. Un ensemble qui revendique le rang de numéro deux mondial des services multi-techniques derrière Vinci Energies, pèse plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, emploie 74.000 personnes dont 27.000 en France, est très développé à l’international (avec une implantation dans 17 pays et notamment un fort potentiel aux Etats-Unis), et serait valorisé à hauteur d’environ 6 milliards d’euros.
Trois candidats restent aujourd’hui en compétition pour la reprise de l’entreprise : deux groupes industriels français, Bouygues et Eiffage, et un fond d’investissement européen basé au Luxembourg, Bain Capital, qui a démarré ses activités aux États-Unis il y a plus de trente-cinq ans. A l’heure où la souveraineté industrielle de la France apparaît plus que jamais comme un enjeu majeur, il pourrait être tentant de privilégier un acteur industriel national, afin de favoriser l’émergence d’un nouveau « champion français » dans un secteur qui se développe avec la montée des enjeux d’efficacité énergétique et de décarbonation.
Après l’intervention, en janvier dernier, du ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, pour repousser le groupe canadien Couche-Tard qui souhaitait s’emparer de Carrefour, au nom de la « sécurité alimentaire » du pays, il ne serait pas a priori incohérent de voir à nouveau invoquée la « souveraineté nationale » pour trancher dans ce dossier.
De problèmes de concurrence en risques sociaux
Mais les problématiques de souveraineté industrielle sont rarement aussi simples. Et à y regarder de plus près, le choix d’un acteur industriel français ne serait pas ici forcément la panacée. L’idée de bâtir un champion national se heurterait en effet à d’importantes limites en matière de concurrence et de social.
Si Bouygues, par exemple, venait à l’emporter, il y a fort à parier que le périmètre des activités d’Equans serait significativement modifié. Les procédures de contrôle des concentrations menées par les autorités de la concurrence en Europe, en France, en Belgique ou au Royaume-Uni, risquent d’abord de bloquer pour un temps la réalisation de l’opération, puis d’imposer des cessions de certaines activités. Dans les infrastructures ferroviaires, par exemple, la part de marché cumulée d’Ineo (Equans) et de Colas Rail (Bouygues) dépasse les 30 % en France et en Europe. Une position qui risque d’être jugée excessive par Bruxelles, ce qui représente bien sûr une menace pour la branche transports d’Ineo ou pour Colas Rail, selon les choix qui seront faits par Bouygues. A cela s’ajoutent les difficultés posées par les contrats actuellement signés par Equans au profit de concurrents de Bouygues et d’Eiffage : Orange, partenaire d’Equans sur les sujets de déploiement de la fibre pour ainsi reconsidérer le partenariat au regard des liens avec Bouygues Télécoms. De même pour Vinci ou Fayat que risquerait de se poser légitimement la question des renouvellements de contrats une fois Equans tombée dans l’escarcelle de Bouygues ou d’Eiffage, alors que son actuelle indépendance lui permet de nouer des partenariats avec tous les acteurs du secteur.
Toutes ces pertes d’activités et de chiffre d’affaires auront inéluctablement un impact sur l’emploi. Les multiples chevauchements existant dans les implantations et les agences opérationnelles (au nombre de 400 chez Equans), ainsi que dans les fonctions support, devraient également donner lieu à des restructurations. Le sort de la société Connect, actuelle interface entre Engie et Equans, est également peu évoquée, mais sa disparition est probable dans l’hypothèse de la reprise par un acteur industriel qui disposera déjà en interne des ressources pour prendre en compte ses missions. Connect ne relève pourtant pas de l’épaisseur du trait : avec 4000 salariés issus majoritairement des équipes d’INEO et 716 M€ de chiffres d’affaires, cette co-entreprise détenue à 50% par Engie et à 50% par Equans a aujourd’hui pour vocation de piloter l’ensemble des métiers et activités dédiés à la smart city. En dépit de ce positionnement sur ce marché porteur et pilier de la transition énergétique, l’entreprise semble aujourd’hui totalement ignorée des offres de reprise, aussi bien chez Bouygues qu’Eiffage, déjà « équipés » sur les sujet de Smart city.
Autant de risques sociaux qui préoccupent les syndicats d’Engie, d’Equans, mais aussi ceux de Bouygues ou d’Eiffage, inquiets d’être également impactés par l’absorption d’une entreprise d’une telle taille. Ni Eiffage ni Bouygues n’a en effet jusqu’ici réalisé une acquisition de ce montant. Pour Eiffage, cela reviendrait purement et simplement à doubler de taille. Et pour Bouygues, l’opération multiplierait par quatre le chiffre d’affaires du pôle Energies & Services.
Que vaudrait un « champion français » sans véritable ambition internationale ?
Après ce démantèlement partiel, imposé à la fois par les autorités de la concurrence et par la recherche de synergies et d’économies d’échelle, que resterait-il au final du périmètre d’activités du « champion français » ? Une interrogation qui se double de sérieux doutes sur la volonté et la capacité de Bouygues ou d’Eiffage de maintenir et de développer les différentes implantations géographiques internationales d’Equans, en particulier aux Etats-Unis, où l’expertise de l’entreprise, notamment en matière d’infrastructures, bénéficie d’un fort potentiel de développement encouragé par le plan d’investissements récemment lancé par l’administration Biden. Or le groupe Bouygues n’est pas présent aux Etats-Unis et n’a jamais piloté une activité internationale d’une telle ampleur. Pour ces raisons, Spie, qui était également en lice pour le rachat avant de retirer sa candidature, avait d’ailleurs annoncé vouloir revendre la filiale US d’Equans. Que vaudrait alors le fameux « champion français » s’il était amené à réduire considérablement la voilure et ses ambitions à l’international ?
Relever le défi américain par la croissance : c’est justement l’un des objectifs de Bain Capital qui, lui, n’a pas de fusion ni de restructurations à mener, ne cherche pas à racheter un concurrent pour gagner des parts de marché, mais souhaite développer les activités d’Equans et valoriser l’entreprise, en vue, à terme, de l’introduire en Bourse, potentiellement au Cac 40. L’équipe française qui pilote le projet chez Bain Capital peut faire valoir sur ce sujet l’exemple de Maison du Monde, entreprise d’ameublement rachetée en 2013 et revendue en 2017, après une entrée en bourse en 2016. L’entreprise pouvait alors se vanter d’un taux de croissance annuelle des ventes de plus de 10% depuis l’arrivée de Bain Capital. Après son départ, Bain Capital laisse une entreprise solide et équilibrée entre la France et l’international, à même de traverser la crise du Covid sans trop de dommages, contrairement à nombres d’enseignes de l’ameublement.
Dans ce dossier, il met également en avant son ADN industriel avec des équipes composées d'ingénieurs, et pas uniquement de financiers. La société de gestion européenne s’est d’ailleurs déjà illustrée dans ce domaine avec l’acquisition, en 2012, du groupe suédois Bravida, spécialisé dans les systèmes électriques, de plomberie et de climatisation.
Le mieux-disant social n’est pas toujours celui qu’on pense
Bain s’est par ailleurs engagé à laisser 20 % du capital d’Equans à Engie et se dit prêt à accueillir également au nouveau tour de table de la société 20 % d’investisseurs institutionnels français. Il s’engage également à développer l’actionnariat salarié, celui-ci devant atteindre 5 % du capital d’ici cinq ans. Il propose aussi d’adopter pour Equans le statut d’« entreprise à mission ».
Le fond a fait du volet social l’axe stratégique principal de son projet, s’engageant notamment à maintenir l’emploi en France pour une durée de cinq ans, et même à réaliser à minima 2.500 recrutements par an. Contrairement à ce que certains clichés simplistes mais néanmoins persistants pourraient laisser penser, Bain est incontestablement le candidat qui va le plus loin dans ses engagements sur le plan social, s’efforçant de répondre point par point aux demandes du Comité d’entreprise européen d’Engie.
Et pour ceux qui s’inquièteraient de potentielles délocalisations si l’entreprise venait tomber dans l’escarcelle de Bain, rappelons que l’essentiel de l’activité d’Equans consiste à assurer la maintenance de systèmes énergétiques sur site et que les emplois concernés ne sont donc pas délocalisables.
L’idée de l’équipe française à la tête du projet chez Bain, expérimentée dans ce type d’opérations, est bien de créer de la valeur et de faire d’Equans l’un des leaders mondiaux des services à l’énergie. Il s’agit d’un vrai projet de développement, qui apporte des garanties sur l’emploi et le maintien des savoir-faire en France. Un exemple qui montre bien qu’en matière de souveraineté industrielle, la solution a priori la plus simple n’est pas forcément la meilleure, si l’on prend en compte l’ensemble des enjeux et toute la complexité du dossier.