Le Premier ministre envisage de limiter le droit d’amendement des Parlementaires : la réforme constitutionnelle en préparation pourrait comporter une disposition dans ce sens, comportant un maximum de propositions d’amendements pour chaque groupe, en fonction de sa taille.
On comprend la préoccupation du Gouvernement : des manœuvres d’obstruction peuvent faire perdre beaucoup de temps et d’énergie. Mais, comme souvent hélas, le problème est abordé sans la hauteur de vue suffisante. Enlisés dans le train-train quotidien, nos dirigeants perçoivent mal la nécessité de procéder à des réformes véritables, qui modifieraient en profondeur les responsabilités des différentes composantes du sommet de l’Etat. Dans la logique propre à la Ve République, ils veulent renforcer le pouvoir de l’Exécutif tout en laissant le Législateur décider, théoriquement, de toutes sortes de dispositions qui, en réalité, ne relèvent pas de la loi. Cela relève de l’injonction paradoxale. Pour mieux cerner le problème, faisons un détour analytique.
L’analyse de F. A. Hayek
Friedrich A. Hakek a reçu le prix Nobel d’économie en 1974. Il a publié le premier volume de la trilogie Droit, législation et liberté peu avant de recevoir cette distinction, en 1973 ; les deux autres ont suivi en 1976 et 1979. Hayek, venu d’Autriche enseigner à la London school of economics en 1931, puis établi à Chicago à partir de 1950, avait donc pratiqué la recherche en économie depuis un demi-siècle lorsqu’il écrivit cette œuvre majeure, qui relève autant de la philosophie politique que de l’économie stricto sensu.
Son analyse est principalement conceptuelle, ce qui la dessert aujourd’hui où la rigueur est, à tort, considérée comme synonyme de recours à la quantification, aux statistiques et à l’économétrie. Il écrit notamment : « La liberté ne peut être sauvegardée qu’en suivant des principes et on la détruit en se servant d’expédients ». Or c’est exactement ce que Matignon voudrait faire : limiter le nombre des amendements présentés par les parlementaires est un expédient envisagé parce que fait défaut l’idée même de s’interroger sur les principes.
Quels principes l’édiction des règles qui s’appliquent à notre vie en société devrait-elle suivre ? Hayek a été très impressionné par la Common law britannique ; celle-ci constituait un ensemble de « règles de juste conduite », un droit coutumier faisant l’objet d’un large consensus sans avoir été élaboré par un législateur spécialisé. Le concept de « règles de juste conduite » élaborées de façon collective et informelle, puis codifiées par le législateur, s’oppose aux « commandements » qu’est amené à édicter un gouvernement ; il s’apparente à celui de « droit naturel », un droit que les hommes découvrent progressivement au fur et à mesure que se développent leur conscience et leur expérience de la vie.
Mais les règles de juste conduite ne suffisent pas. La communauté a besoin, ne serait-ce que pour subsister et se développer, d’être encadrée par un ensemble de règles formelles et de commandements précis, définissant des droits et des devoirs, coordonnant les actions des membres de la société, qu’il s’agisse d’un village, d’une ville, d’un pays, d’un ensemble de pays, voire de l’humanité entière, de façon à ce que ces actions soient efficaces et bienfaisantes. La discipline et l’organisation font la force des armées, mais aussi de toute action collective.
Prenons un cas limite : le pays est en guerre, la liberté et le respect de l’être humain sont en jeu, il faut mobiliser toutes les énergies pour en sortir vainqueur. Bien entendu, la mobilisation des ressources par le Gouvernement va ressembler aux ordres du haut commandement militaire : le gouvernement doit être obéi ! Le Législateur n’a pas à se mêler de discuter longuement les décisions prises ; le Parlement doit simplement veiller à ce que les « pleins pouvoirs » accordés à l’Exécutif ne soient pas utilisés à d’autres fins que l’obtention de la victoire dans des conditions les moins inhumaines compatibles avec cet objectif prioritaire.
Dans des circonstances moins dramatiques, le contrôle parlementaire des décisions gouvernementales peut être plus serré, mais la séparation des pouvoirs reste indispensable. Le Gouvernement doit disposer d’une large autonomie de gestion, sachant qu’en revanche il n’a pas autorité sur le Législateur quand celui-ci codifie les règles de juste conduite, lesquelles doivent s’appliquer à l’Exécutif comme aux individus, aux associations et aux entreprises.
Conséquences pratiques de cette répartition des tâches
Dans une démocratie idéale, respectueuse du droit naturel, le Parlement aurait pour fonction principale l’élaboration et l’adoption des lois, textes succincts et relativement peu nombreux reflétant les règles de juste conduite issues de la sagesse des nations. Il ne devrait pas interférer avec les décisions gouvernementales, sauf s’il estime que celles-ci enfreignent la loi. En revanche, le gouvernement ne devrait pas s’immiscer dans la rédaction des lois.
Nous vivons, en contradiction avec ces principes, dans un méli-mélo complet entre l’Exécutif et le Législatif : les lois sont devenues principalement des listes de décisions qui, dans une République bien organisée, devraient être des prérogatives gouvernementales. Or, quand le Gouvernement commande en rédigeant des lois, comme c’est le cas depuis de nombreuses années, il est obligé de les faire voter avec aussi peu de modifications que possible par un Parlement frustré de jouer un rôle secondaire, et donc disposé, pour prouver qu’il existe, à discuter longuement chaque disposition, et à tenter d’en modifier certaines.
Un tel mode de fonctionnement est tout sauf optimal. Les ministres, leurs cabinets et les responsables des administrations centrales perdent leur temps à négocier le bout de gras avec des parlementaires et des groupes politiques anxieux de détenir une bribe de pouvoir. Et l’attribution au Parlement de ce plat de lentilles, pour reprendre la péricope du Livre de la Genèse dans laquelle Esaü troque son droit d’aînesse contre ce repas très modeste, coûte au Gouvernement sa capacité à décider vite et bien – dans le respect des lois – des mille et un commandements qui doivent être édictés pour faire fonctionner l’Etat et le pays.
Un exemple particulièrement édifiant est celui des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale. Recueils de commandements adressés aux citoyens, aux administrations, aux entreprises, etc., ces textes volumineux n’ont aucune raison (à l’exception de quelques passages, ceux qui posent ou modifient des principes) d’être soumis au vote du Parlement : celui-ci s’est attribué le pouvoir fiscal sous la royauté, pour limiter les prétentions de Princes abusivement dépensiers, mais s’il est normal qu’il veille au grain en la matière il est contreproductif qu’il perde et fasse perdre une énergie et un temps précieux à discuter de détails au lieu de s’occuper de questions fondamentales comme les principes de l’impôt et ceux de la sécurité sociale.
Concrètement, chaque année des centaines de pages de prévisions budgétaires (souvent déguisées en injonctions) et de dispositions techniques sont votées en tant que textes de lois, alors qu’il s’agit de gestion courante. Le Législateur ne s’occupe pas de soustraire au statut de la fonction publique les millions de fonctionnaires dont les tâches ne requièrent nullement un tel statut, ou de fonder sérieusement les retraites par répartition qui fonctionnent depuis 1941 selon le principe des arnaques de Ponzi et Madoff, mais il doit voter la création, la modification ou la reconduction de dizaines de taxes et cotisations sociales dont bien peu obéissent à des principes rationnels. La confusion entre la loi et le commandement est quasiment totale.
Un exemple d’articulation possible entre la Représentation nationale et l’Exécutif
Il ne suffit pas de constater que notre organisation politique fonctionne mal ; il faut proposer des pistes pour la réformer, la rendre plus conforme au bon sens. Voyons donc pour quelles fonctions nous avons besoin d’organes composés d’élus représentant la Nation.
Il nous faut d’abord codifier les règles de juste conduite. Les plus importantes peuvent figurer dans la Constitution, mais celle-ci ne doit pas être trop volumineuse : il convient donc qu’un organe législatif rédige les principes auxquels doivent se conformer, en France, les citoyens et les organisations. Cet organe ne peut être composé que de « sages » capables de ne pas faire prévaloir dans leur travail la lutte pour les postes et le pouvoir sur la volonté de doter le pays d’un ensemble cohérent (un code) de règles de juste conduite. Ces « sages » n’ont pas besoin d’être très nombreux : quelques dizaines devraient suffire pour composer et tenir à jour un code dont le contenu sera aussi fondamental que ses dimensions seront modestes.
Il nous faut ensuite codifier nos institutions : l’Etat, la Justice, la sécurité sociale, les collectivités territoriales et les différents corps intermédiaires, depuis la famille jusqu’à la Société Anonyme. Là encore, il faut s’en tenir aux grandes lignes, à ce qui est véritablement structurel, et laisser beaucoup de liberté aux agents qui auront la responsabilité de faire fonctionner ces institutions. Une assemblée un peu plus « étoffée » que la précédente sera nécessaire, mais là encore il vaudrait mieux rester très en deçà du nombre actuel de députés, et même descendre nettement en dessous de celui des sénateurs.
Il nous faut enfin organiser la surveillance du fonctionnement des services qui constituent concrètement l’Exécutif. Les élus composant cette instance de surveillance du Gouvernement et des administrations ne doivent pas se substituer aux fonctionnaires d’autorité, mais examiner la façon dont ceux-ci et les ministres managent les administrations publiques, un peu comme dans une grande entreprise le Conseil d’administration examine ce que fait la Direction générale. Si la surveillance est efficace à ce niveau élevé, si des sanctions sont effectivement prononcées lorsque la gouvernance laisse par trop à désirer, la qualité du service public ne tardera pas à s’améliorer, car cette impulsion de rigueur et d’efficacité se diffusera depuis les ministres et les directeurs d’administrations centrales jusqu’aux plus modestes chefs de bureau.
L’instance de surveillance sera logiquement le plus nombreux des trois corps qui constituent, dans cette esquisse, la Représentation nationale. C’est elle, en effet, qui devra être en permanence « sur le pied de guerre », attentive à ce que tout se passe de façon efficace et juste. La sélection de ses membres devra certes inclure le passage devant les électeurs, mais aussi un examen des compétences requises, lesquelles compétences pourront être différentes de celles que l’on attend des fonctionnaires actuellement chargés de diriger les services ou de les contrôler, mais en aucun cas être inférieures.
La maquette très succincte qui vient d’être exposée à titre d’exemple, pour lancer la réflexion, ne saurait évidement apporter une réponse à toutes les questions, mais elle indique dans quelle direction aller pour donner à la France une tête bien faite plutôt que pléthorique.