La guerre d’Ukraine qui a commencé le 24 février 2022 ouvre une nouvelle page dans l’histoire du continent européen et peut-être du monde. En effet, c’est la première fois depuis 1945 qu’un conflit sur le sol européen implique directement l’un des membres du Conseil de sécurité de l’ONU – gardien de la paix et de la sécurité internationales – et non des moindres. La Russie possède en effet la deuxième armée du monde.
Devant l’émotion légitime qu’entraine ce conflit dans lequel la responsabilité de Vladimir Poutine est patente, il convient d’adopter une double posture. Celle du citoyen qui soutient la démocratie et condamne fermement l’agression et sa cohorte de morts et de violences, celle du scientifique qui cherche à comprendre pour mieux éclairer l’action politique. Deux grandes questions se posent à ce titre : Comment en est-on arrivé là ? Et quels enseignements peut-on d’ores et déjà tirer de cette crise majeure ?
La fin de la guerre froide : unification de l’Europe, décomposition de l’empire russe
Pour comprendre les racines de la crise actuelle, quelques rappels et mises en perspective s’imposent. Les événements de 2022 puisent en effet leur source dans les conditions de la fin de la guerre froide en Europe. A certains égards, nous vivons actuellement les conséquences dramatiques du déploiement de deux histoires différentes issues des années 1989-1991, ces « trois glorieuses » de la fin du XXe siècle : celle de l’Europe d’une part, celle de la Russie d’autre part.
La chute du mur de Berlin en novembre 1989 suivie de l’effondrement des démocraties populaires en 1989-1990 ainsi que l’indépendance des trois pays Baltes en 1990 et, finalement, l’implosion de l’URSS le 25 décembre 1991 ont redessiné les contours de l’Europe que nous connaissons aujourd’hui. Ces révolutions successives ont rendu possible une inversion saisissante de la carte du continent : l’Europe, jusque-là divisée en son coeur par le rideau de fer s’est réunifiée, tandis que l’URSS, jusque-là soudée aux démocraties populaires par le Pacte de Varsovie, éclatait en une vingtaine de pays indépendants.
Côté européen, la fin de la guerre froide signifia la possibilité d’une unification du continent. Les élargissements de 2004 et 2007 arrimèrent l’ex-Europe de l’Est à l’Union européenne. Notons, et la chose est fondamentale, que ces élargissements ont souvent été accompagnés, sinon précédés, par ceux de l’OTAN. En effet, pour les ex-républiques soviétiques et les ex-démocraties populaires, l’organisation atlantique – dont le rôle s’était modifié dans les années 1990, devenant tantôt le bras armé de l’ONU, tantôt celui des États-Unis – apparaissait comme la meilleure garantie contre l’ancienne puissance tutélaire russe dont elles craignaient les visées… Du point de vue occidental, on peut finalement résumer les deux décennies 1990-2000 en trois mots : transition (des ex-démocraties populaires vers l’économie de marché et la démocratie), unification (de l’Europe au sein de l’UE à la suite des élargissements des années 2000) et américanisation (du continent à travers l’OTAN dont la France réintègre d’ailleurs le commandement intégré en 2009 sans contrepartie, le tout dans un contexte de mondialisation alors pilotée par Washington).
Côté russe, l’évolution tient du symétrique inverse. Amputée de ses anciennes républiques, baltiques, orientales, caucasiennes et centrasiatiques, la Russie a traversé les années 1990 avec le sentiment d’un déclin dont la démographie est un témoin patent. Vladimir Poutine avait d’ailleurs qualifié en 2005 la chute de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » et de « désintégration de la Russie historique ». A ses yeux, les années 1990 et 2000 ont été caractérisés par trois maux : humiliation (liée à la disparition de l’URSS), amputation (avec l’indépendance d’ex-territoires soviétiques) et sentiment d’insécurité (avec la fin du glacis protecteur des démocraties populaires et l’extension de l’OTAN aux portes-mêmes du monde russe).
Restaurer la grandeur russe : un néo-impérialisme de revanche
On sait combien les passions jouent un rôle important en géopolitique. D’après Thucydide, trois d’entre-elles en particulier motivent les peuples et leurs dirigeants : la peur, l’avidité et l’amour-propre. Dans la Russie de Vladimir Poutine, ces passions ont pris la forme d’un curieux mélange. L’homme du Kremlin n’est pas un intellectuel mais il fait régulièrement référence à des à des penseurs russes – comme Ivan Ilyine, Nicolas Berdiaev, Constantin Leontiev ou encore Lev Goumilev – dont le point commun est le conservatisme et la néo-slavophilie. L’idéologie qu’il professe est certes multiforme mais elle repose sur un nationalisme, conservateur, religieux voire mystique, révisionniste (c’est-à-dire qui entend réviser les frontières issues de l’implosion de l’URSS) et expansionniste, décidé en tout cas à restaurer la grandeur de la Russie du temps soviétique à la faveur de la supposée décadence de l’Occident. S’il existe une « doctrine Poutine », l’idée d’empire et l’hostilité à l’Occident en sont les deux piliers.
De fait, la politique extérieure de Vladimir Poutine peut se lire comme une « revanche historique » à l’encontre de l’ordre qui s’est instauré en Europe, à l’issue de la guerre froide, un ordre synonyme d’ « humiliation » pour l’homme du Kremlin. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le fil rouge de la politique de Poutine ait été la reconstitution de l’ancien espace soviétique en utilisant finalement ce que Joseph Nye appelle le smart power, c’est-à-dire la combinaison du soft et du hard power, les deux visages de la puissance :
- Le soft power, sous la forme d’institutions comme l’Union économique eurasiatique dont les racines idéologiques sont à rechercher dans l’eurasisme biologique de Goumilev ;
- Le hard power, sous forme de menaces voire d’interventions militaires. Les menaces, quand elles ne sont pas verbales, prennent des formes diverses mais citons par exemple le fait que Vladimir Poutine ait demandé en 2015 à la justice russe d’enquêter sur la légalité de l’indépendance des pays baltes. Pour la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, trois pays abritant des communautés russophones, cette procédure ne s’apparente ni plus ni moins qu’à une menace sur leurs frontières. Surtout lorsqu’on se rappelle qu’en 2008, Poutine, soutenant le séparatisme de deux provinces géorgiennes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, et y avait débarqué des troupes, fracturant l’unité territoriale de l’ancienne république soviétique. En 2014, il soutient les forces séparatistes ukrainiennes du Donbass et en profite pour annexer la Crimée. Et depuis, Moscou a soutenu, sur le modèle géorgien, les deux républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk ainsi que les forces indépendantistes du Donbass. Une manière, comme en Géorgie, d’attaquer l’intégrité territoriale d’un État pour mieux l’affaiblir et, in fine, prendre le contrôle sur lui, au moins en partie.
Ainsi, nous en arrivons à l’Ukraine. Si ce pays occupe une place nodale en Europe aujourd’hui, c’est qu’il est le point de rencontre des intérêts russes et occidentaux depuis la fin de la guerre froide. Il est devenu pour la Russie la clé de voûte de son projet néo-impérial et, pour les pays occidentaux, la clé de voûte d’une extension vers l’Est. Sans compter que pour l’Union européenne, l’Ukraine pourrait être un maillon supplémentaire dans la construction d’une entité résolument continentale depuis le départ du Royaume-Uni. Nous mettrons de côté les questions relatives aux ressources naturelles dont l’Ukraine est riche mais qui, selon nous, ne constituent pas le motif fondamental de l’intervention russe. Examinons alors les représentations et jeux de pouvoir des acteurs en présence.
Contenir, ouvrir, grandir : l’Ukraine, un pays, trois enjeux
Vue de Moscou d’abord, l’Ukraine tient une place à part, tant dans l’imaginaire national que par sa situation géostratégique. En effet, le pays, historiquement berceau de la Russie (une réalité factuelle qui ne signifie pas pour autant que les Ukrainiens soient des Russes), est aujourd’hui intégré par l’intelligentsia et le pouvoir russes à « l’étranger proche », ce concept géopolitique forgé en Russie après la guerre froide pour désigner les anciennes provinces soviétiques devenues indépendantes mais considérées par Moscou comme une part intégrante de l’espace civilisationnel russe. Nous disposons d’ailleurs d’un document[1], rédigé en juillet 2021 par le président russe lui-même, qui détaille sa vision de l’Ukraine. Dans cet article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », Vladimir Poutine s’en prenait à une récente législation ukrainienne qui excluait la Russie des peuples premiers de la nation ukrainienne, n’hésitant pas à la comparer à la législation nazie et, dans le même temps, accusant le président Zelensky, de « nationalité juive », de ne pouvoir déterminer qui sont les vrais Ukrainiens… Le président russe réaffirmait l’antienne selon laquelle « les Russes et les Ukrainiens ne sont qu’un seul peuple », manière de justifier que le « berceau de la Russie » devrait réintégrer la patrie qu’il avait quittée en 1991. Ajoutons à ces arguments idéologiques une donnée géostratégique majeure : dans l’optique d’une recomposition impériale ou, à tout le moins d’un glacis protecteur, Vladimir Poutine a face à lui cinq États limitrophes : la Biélorussie, la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie et l’Ukraine. Le premier est devenu un quasi-protectorat. Quant aux trois pays baltes, ils sont membres de l’UE et de l’OTAN ; autant dire qu’un conflit direct entrainerait la Russie dans un affrontement avec l’Occident. L’Ukraine, tant qu’elle n’est pas membre de ces associations, est une proie plus facile à maitriser. C’est pourquoi Vladimir Poutine, voyant loin, a entamé une stratégie de déstabilisation de l’Ukraine dès 2014 avec la guerre du Donbass, apportant son soutien aux forces séparatistes, accusant Kiev de crimes contre les populations de l’Est de son pays. Dans son discours du 24 février d’ailleurs, le président russe justifiait l’intervention russe comme une lutte contre « un génocide de millions de personnes qui ne peuvent compter que sur la Russie [commis] par des nationalistes extrémistes » qualifiés de « néo-nazis ». Derrière ces justifications délirantes, il s’agit bien pour Moscou d’annexer l’Ukraine comme l’a clairement établi le grand historien Timothy Snyder. Ce dernier a mis en lumière le 28 février dernier des documents russes que la presse de propagande avait préparés dans l’optique d’une victoire écrasante sur Kiev, et établissant que « les buts de l’invasion décrits [dans ces documents] étaient la destruction du gouvernement ukrainien, le contrôle sur tout le territoire ukrainien, la fin de la souveraineté ukrainienne et la solution de la « question ukrainienne. » On le comprend, du point de vue russe, envahir l’Ukraine à partir de Biélorussie et du Donbass urgeait, tant le pays se rapprochait de l’Occident.
C’est qu’en effet, depuis les années 2000, ce pays est tiraillé entre la Russie et l’Union européenne. Le discours de Romano Prodi au sommet de Yalta en 2003, exprimant son souhait de voir l’Ukraine rejoindre un jour l’UE, complété en 2009 par la signature du « partenariat oriental » avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et la Biélorussie étaient trop pour le Kremlin. Ce dernier a d’ailleurs poussé le président ukrainien Viktor Ianoukovytch à dénoncer en 2013 un accord de partenariat avec l’UE jugé trop engageant. Ce refus avait provoqué les manifestations pro-européennes de la place Maïdan et, avec elle la révolution de février 2014, le départ de Ianoukovytch et… le début de la guerre du Donbass. Dans ce cadre, il faut comprendre l’annexion de la Crimée par la Russie comme une réaction à ce que le Kremlin mais aussi la population russe (84% des Russes ont soutenu l’annexion) considèrent comme un trop grand rapprochement de Kiev avec l’Europe. Dès 2012 d’ailleurs, des intellectuels proches de Poutine pouvaient déclarer que « nous ne pouvons exclure d’avoir à mener une bataille pour la Crimée et pour l’Ukraine Occidentale ». On voit combien l’élargissement hypothétique de l’UE à une Ukraine dont le destin est de (re)devenir russe selon Poutine, a pu être perçue par le Kremlin comme une menace…
Le sentiment russe d’endiguement découle également du fait que l’OTAN progresse vers l’Ukraine. Il faut rappeler que le dialogue entre l’Ukraine et l’OTAN a débuté dès 1991 lorsque l’Ukraine est devenue membre du Conseil de coopération nord-atlantique. Le rapprochement s’est accéléré après la guerre du Donbass : en 2017, le Parlement ukrainien a adopté une loi stipulant que l’adhésion à l’OTAN était un « objectif stratégique de la politique étrangère » du pays. Or, depuis les années 1990, la Russie lutte avec constance contre les élargissements de l’OTAN vers l’Est. Il est important de rappeler ici les propos de Yevgeny Primakov, ancien ministre des Affaires étrangères russes (1996-1998) et probablement l’un des plus importants penseurs et praticien des relations internationales, un « Kissinger russe » en somme. Ce dernier, proche de Poutine et très influent jusqu’à sa mort en 2015, avait fait évoluer la politique étrangère russe, passant d’un soutien sans faille aux États-Unis à la prévalence des intérêts nationaux. Il faut relire aujourd’hui les lignes qu’il consacrait à l’OTAN dans les années 1990 et qui composent les bases de la « doctrine Primakov » et dont Vladimir Poutine est un continuateur.
Premièrement. Il ne faut pas que les divisions d’antan se voient réactualisées sur de nouveaux sujets. Cela implique de s’opposer, à mes yeux, à l’expansion de l’Otan dans les pays qui appartenaient avant au « Pacte de Varsovie », ainsi qu’aux tentatives de transformer l’OTAN en principe du nouveau système mondial. L’opération sanglante de l’OTAN en Yougoslavie montre bien cela. Cette opération a été réalisée sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, avait lieu hors des frontières des pays membres et était sans rapport avec la garantie de la sécurité des pays membres de l’OTAN.
Yevgeni Primakov, cité par Gilles Gressani, « La doctrine Primakov », Le Grand Continent.
Du point de vue russe, l’OTAN apparaît comme un outil géopolitique américain dont l’objectif est de contenir la puissance de Moscou dans ses frontières nationales. Cette conception fait fi du fait que les élargissements de l’OTAN aux ex-pays de l’Est ont été faits à leur demande, sans injonction de Washington. Il n’en reste pas moins qu’en 2014, pour justifier l’annexion de l’Ukraine, Poutine invoquait un « endiguement de la Russie » inacceptable.
Discours de Vladimir Poutine, 18 mars 2014, cité par Michel Eltchaninoff
Une chose est frappante en tout cas : les observateurs les plus fins avaient souligné, dès les années 1990, que Moscou n’accepterait jamais la perte de l’Ukraine. En 1997, avant l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, avant la crise géorgienne, Zbigniew Brzezinski notait dans son ouvrage Le grand échiquier : « L'indépendance de l'Ukraine modifie la nature même de l'État russe. […] Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s'efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire, pour l'essentiel asiatique, serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d'Asie centrale. […] Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l'Ukraine - un pays de cinquante-deux millions d'habitants doté de ressources nombreuses et d'un accès à la mer Noire -, c'est s'assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant, s'étendant sur l'Europe et l'Asie. » Une vision prophétique s’il en est…
Extension de l’OTAN et élargissement de l’UE vers l’Est, projet néo-impérial du côté russe ; ce sont bien deux trajectoires qui se sont percutées en février 2022. La première est avant tout motivée par une conception libérale – le droit des peuples à décider de leur destin, et à rejoindre les constructions politiques qu’ils souhaitent –, la seconde par une conception déterministe qui voudrait que la Grande Russie absorbe sous une forme ou une autre la « Russie blanche » (la Biélorussie) et la petite Russie (l’Ukraine). A certains égards, la situation n’est pas sans rappeler le débat qui divisa Renan et Mommsen au XIXe siècle sur l’annexion de l’Alsace-Moselle.
Ces deux trajectoires répondent à trois enjeux bien différents : ceux des États-Unis sont avant tout stratégiques (« contenir »), ceux de l’Europe sont avant tout démocratiques (« ouvrir »), ceux de la Russie enfin sont d’ordre néo-impérial (« grandir »). Tandis que celui de l’Union est idéaliste – au sens des écoles des relations internationales – ceux de Washington et de Moscou sont réalistes. C’est peut-être pourquoi l’Union, quoi qu’elle en dise, joue les seconds rôles dans cette crise. Cette configuration nous rappelle également un vieux débat géopolitique : celui qui oppose les puissances maritimes – dont les États-Unis – aux puissances continentales – dont la Russie qui était selon MacKinder le « pivot » du Heartland, ce cœur continental de l’Eurasie. Finalement, les années 1989-1991 n’ont pas signifié la fin de l’histoire mais au contraire son retour avec à la clé des tensions géopolitiques presque banales, que la bipolarisation de la guerre froide avait mis sous cloche…
Quels enseignements ?
A ce stade du conflit, il est prématuré, et à vrai dire aventureux, de se hasarder à tout pronostic : Poutine gagnera-t-il la guerre ? Ne va-t-il pas au contraire y perdre la Russie ? Cette guerre serait-elle pour lui « le début de la fin » ? Les magazines les plus sérieux, comme Foreign Affairs, rivalisent ces derniers jours d’articles aux propos contradictoires sur la guerre et ses issues possibles.
Il nous semble plus réaliste, pour clore (provisoirement) notre propos, de considérer les enseignements que l’on peut d’ores et déjà tirer du début du conflit. Ils sont multiples :
Cette guerre confirme la nature nouvelle des formes de conflictualités. Avant de déclencher la guerre que nous vivons, le Kremlin a développé durant 8 ans à l’Est de l’Ukraine une « guerre hybride » que Thomas Gomart définit comme un conflit qui combine « intimidation stratégique de la part d’États disposant d’armes de destruction massive, des opérations interarmées impliquant aussi des unités spéciales et des mercenaires, des manoeuvres de désinformation à grande échelle ». Certes, nous sommes passés en quelques jours d’une guerre limitée à un guerre totale mais cela revient bien à dire que l’Ukraine connaissait une situation de conflictualité durable depuis 2014. Si le XXe siècle avait été celui de la confusion entre pertes civiles et militaires, le XXIe pourrait être celui où la distinction entre guerre et paix deviendra de plus en plus confuse…
Cette guerre illustre une difficulté intrinsèque à la stratégie de Vladimir Poutine : il est difficile de demander à l’armée russe de bombarder, tuer, envahir l’Ukraine… alors que celle-ci abrite, selon ses propres mots, « le peuple russe ». En d’autres termes, le Kremlin peut difficilement redonner à son peuple de la fierté nationale en provoquant une guerre civile. Et quid d’un pays qui réintégrerait la mère patrie après avoir été violé, bombardé et anéanti ? On pourra toujours rétorquer qu’il existe des précédents dans l’histoire russe – on pense aux répressions insurrections de Berlin en 1953, de Budapest en 1956 contre des pays « frères » – et que Poutine ne craint pas d’annexer un territoire vidé de sa substance.
Cette guerre illustre la difficulté à mener une stratégie régionale en situation d’interdépendance complexe. En effet, la Russie escomptait un succès rapide, un exemple classique d’hubris militaire (les Américains espéraient vaincre le terrorisme islamiste en 2001 en attaquant l’Afghanistan, pacifier le Grand Moyen-Orient en faisant tomber Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi…). La résistance ukrainienne inattendue a mis en difficulté une armée russe non-préparée à un conflit durable et qui affiche une fragilité logistique sur le terrain. Le conflit se prolongeant, il donne lieu à condamnation sans appel et croissante de la part de la part de la communauté internationale : 11 pays sur 15 ont déploré l’invasion au Conseil de sécurité de l’ONU et l’Assemblée générale, dans son immense majorité, a voté une résolution exigeant le retrait des forces russes de l’Ukraine. Ajoutons à cela que l’offensive russe a engendré une polarisation très nette des Européens ; Berlin, souvent magnanime à l’égard de Moscou, s’est rallié rapidement au reste du camp occidental, faisant une croix sur le gazoduc Northstream 2 (au moins provisoirement…). L’Union européenne a déployé un arsenal de sanctions sans précédent, coupant la Russie de SWIFT, s’attaquant aux avoirs des milliardaires russes en Europe, et en décidant d’armée l’Ukraine… La tactique du président russe lui assurera peut-être la victoire militaire mais sa stratégie risque d’être perdante à moyen et long terme tant sa violence coalise de puissances contre elle. Il s’agit d’une belle illustration de la théorie de « l’équilibre des menaces » exposée par Stephen Walt.
Cette guerre met en question la force et la stabilité de la relation sino-soviétique. On s’est beaucoup questionné sur le fait que l’invasion de l’Ukraine pourrait pousser Pékin à envahir Taïwan. Mais, pour le moment, remarquons que la Chine s’est abstenue de condamner Moscou au lieu de s’associer au veto de cette dernière lors de la réunion du Conseil de sécurité. L’axe sino-soviétique s’était certes renforcé spectaculairement ces dernières années avec une déclaration commune de Xi Jinping et de Vladimir Poutine lors de l’ouverture des JO de Pékin. Mais dans quelle mesure, si le conflit dure, Moscou ne pourrait pas devenir un allié encombrant pour Pékin ?
Il est sûr en tout cas que la guerre d’Ukraine marque un tournant majeur dans les relations géopolitiques mondiales. La manière dont elle va évoluer risque de déterminer de nouvelles lignes de fractures pour les années à venir. A nous maintenant d’être à la hauteur de cette crise, de ne pas abandonner les Ukrainiens à leur sort et d’éviter dans le même temps l’engrenage funeste que l’Europe a déjà connu par deux fois au cours du XXe siècle…