Extrait du livre de Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? Anatomie des conflits post-soviétiques 1991-2023, éditions Passés Composés, 2024.
Haut-Karabakh : l’écho de la résilience arménienne
Le conflit du Haut‐Karabakh est le symptôme de toutes ces considérations explosives dont le point commun repose sur la volonté des acteurs de s’affranchir des logiques de domination, surtout du côté arménien en raison du marqueur identitaire et psychologique qu’est le génocide de 1915 auprès des descendants des victimes. L’observateur ne peut pas en effet comprendre l’ensemble de ces catégories s’il perd de vue les conséquences que la plaie ouverte du génocide – toujours nié par la Turquie et son allié, l’Azerbaïdjan – et les pertes successives de territoires historiques arméniens plaquent sur le patrimoine d’une identité nationale mutilée et condamnée à vivre à cheval entre vassalité et résistance, entre effacement et résilience.
De la Haute Antiquité aux temps modernes, le Haut‐Karabakh incarne cette terre de résistance, de résilience des Arméniens. Vers 800 avant J.‐C., le sud de la région était déjà la proie d’âpres combats entre l’Ourartou, royaume pré‐arménien, et les Mannéens, descendants des Albanais du Caucase que les Azerbaïdjanais considèrent comme leurs ancêtres (6). Douze siècles plus tard, en 451, lors de la bataille d’Avaraïr contre les Perses, des chefs militaires arméniens ont trouvé refuge dans les montagnes de l’Artsakh pour défendre leur foi chrétienne menacée par le mazdéisme.
Le passage à l’histoire moderne s’opère sous l’effet de deux séquences : d’abord, au XVIe siècle, lors de sa campagne contre l’Empire ottoman, le chah de Perse, Abbas Ier, s’empare de l’Azerbaïdjan et procède dans le flux des combats au déplacement des populations arméniennes du Caucase pour les protéger contre tout massacre, mais aussi s’appuyer sur elles pour asseoir son autorité. Ces mouvements migratoires frappent également les régions du Nakhitchevan et du Karabakh.
Ensuite, aux XVIIe et XVIIIe siècles, un nouvel acteur, la Russie, fait irruption dans la région puis redistribue les cartes au fil de sa progression en instrumentalisant la libération des populations chrétiennes contre la Perse, illustrée par la signature des traités de Golestan (1813) et de Turkmenchaï (1828) qui mettent fin aux guerres russo‐persanes. Forte de cette victoire, la Russie tient à distance la Perse et la Turquie et maintient une paix pendant près d’un siècle avant d’user du principe « diviser pour régner » auprès des populations locales gagnées par le nationalisme pour conforter sa domination.
En 1905‐1906, Arméniens et Tatars (ancien nom des Azerbaïdjanais) s’affrontent violemment dans une Russie en pleine défaite contre le Japon et tourmentée par les « journées révolutionnaires » qui menacent son ordre impérial. Guérilla, massacres, exactions et déplacements de populations, la haine entre les peuples est alimentée par une spirale meurtrière orchestrée par Saint‐Pétersbourg. Groupes d’autodéfense arméniens sous l’égide de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) (7) et troupes tatares plus ou moins sous la conduite des autorités russes les plus réactionnaires parviennent cependant à sceller une trêve dès lors que les premiers, plus aguerris à la guerre urbaine et au terrorisme, prennent le dessus sur les seconds.
Ainsi les combats cessent‐ils en 1906, lorsque Saint‐Pétersbourg constate que les Arméniens font preuve d’une forte résistance à Bakou, dans le Karabakh et dans la plupart des villes aux alentours. Mais le mal est fait : les mémoires tatares et arméniennes se structurent dans la haine de l’autre et ces souvenirs inflammables règnent encore dans les esprits au XXIe siècle.
La Première Guerre mondiale et la chute des Empires russe et ottoman compliquent les rapports entre les nations et radicalisent les cartes mentales des deux peuples au moment du tracé des frontières des éphémères indépendances du Caucase du Sud (1918‐1920). Les délimitations administratives de l’Empire deviennent des frontières politiques internationales qui ont du mal à se dessiner notamment au Karabakh, un oblast coupé en deux.
Ces jeunes souverainetés échaudent les pouvoirs fraîchement installés à Erevan et à Bakou, qui en viennent aux mains pour surmonter leur contentieux. Nouvelle ère, nouveaux pouvoirs, nouveaux massacres (Bakou, Karabakh, Nakhitchevan) et surtout le crime de génocide commis contre les Arméniens par le Comité Union et Progrès (CUP) à la tête d’un Empire ottoman agonisant et dont certains théoriciens panturcs sont originaires de Russie, d’Azerbaïdjan ou même encore du Haut‐Karabakh (8).
Si la Russie des Soviets couvre en 1920 la Transcaucasie du manteau épais de l’idéologie communiste, les violences entre Arméniens et Azerbaïdjanais ne retombent pas en dépit des slogans de la révolution bolchevik et de l’amitié entre les peuples. Commissaire aux nationalités, le Géorgien Staline s’empare du dossier et profite de la laborieuse installation de l’Union soviétique pour découper à sa guise les territoires en jeu, en s’inspirant des conclusions des Britanniques, puissance occupante entre 1918 et 1920, selon lesquelles le Haut‐Karabakh devait revenir à Bakou, centre pétrolier de première importance pour Londres.
Quelques mois après la soviétisation du Caucase du Sud, les Arméniens chassent le pouvoir communiste à Erevan le 18 février 1921, lors d’une insurrection populaire fomentée par l’ancien régime indépendantiste dachnak. Mais quand les communistes reprennent le contrôle du pays au printemps, le Haut‐Karabakh est transmis à Bakou ainsi que la province du Nakhitchevan. Le nationalisme arménien paye le prix fort des connivences entre Lénine et Kemal, alliés provisoires contre l’Occident et tout ce qui peut les fragiliser dans la région. Il paye aussi pour son insolence et, au nom du principe de « diviser pour régner », l’Arménie soviétique conserve en lot de consolation le Zanguezour, frontalier de l’Iran.