Extrait du livre de Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? Anatomie des conflits post-soviétiques 1991-2023, éditions Passés Composés, 2024.
Du Haut-Karabakh à l’Ukraine, vers un nouveau monde ?
L’humanité sort peu à peu du confinement et compte ses morts. Le monde post‐Covid ébranle les bases du système international et l’architecture du multilatéralisme.
Les crises ne se succèdent pas, elles se juxtaposent : la sécurité humaine s’élève au rang de priorité ; le dérèglement climatique s’aggrave ; les nouvelles technologies et leurs empires numériques menacent la puissance des États ; les inégalités sociales se creusent ; les économies et les marchés sont en surchauffe ; le rapport Nord‐Sud est bouleversé ; l’Amérique met fin à la présidence abrasive de Trump avec soulagement et inquiétude ; et les relations entre les États‐Unis et la Chine se détériorent, au point que les contours d’une nouvelle bipolarité se dessinent et réinitialisent l’ordre mondial, comme si les populations assistaient à l’émergence d’un nouveau monde.
Le Caucase du Sud n’est pas épargné par ces bouleversements. Au contraire, les trois États sont affectés par ces crises planétaires auxquelles il faut ajouter une guerre arméno‐azerbaïdjanaise qui a eu lieu en pleine pandémie, presque à huis clos en raison des strictes conditions de sécurité sanitaire. Ce nouveau volet de la guerre du Haut‐Karabakh – en moyenne le plus meurtrier des trois – s’achève sur une victoire militaire de l’Azerbaïdjan et illustre le passage vers un nouveau monde ouvert, mais imprévisible. En effet, ces moments disruptifs engendrent au Caucase du Sud de nouvelles conflictualités, sources d’incertitudes multiples, et confirment une impression générale qui échappe au radar des belligérants : à l’issue de cette guerre de trente ans, le Haut‐Karabakh se hisse à hauteur d’un conflit global, sa résolution relève d’une entreprise mondiale. Ainsi, plusieurs conflictualités se superposent dans cette zone de guerre.
Premièrement, le nouvel ordre régional né de la victoire de Bakou ouvre la voie à un désenclavement global du Caucase du Sud. Mais quelle puissance détient le leadership régional ? Les États néo‐impériaux (Russie, Turquie, Iran), les Occidentaux ou les nouveaux arrivants, la Chine et l’Inde ? Aucune puissance ? Ou alors des coopérations bilatérales ou trilatérales ?
Deuxièmement, le partenariat Turquie‐Russie, qui vient de boucler dans le Haut‐Karabakh son troisième dossier (après la Syrie et la Libye) en quelques années, trouve dans une rhétorique anti‐occidentale le carburant nécessaire pour s’imposer une vitesse de croisière sans embûche. Mais peut‐il durer sur un temps long avec à l’agenda d’autres théâtres « occidentaux » à fragiliser ? N’a‐t‐il pas plutôt atteint son pic de succès sous la présidence Trump ?
Troisièmement, la Russie parraine la fin du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et écarte Français et Américains des négociations. Mais la France et les États‐Unis l’acceptent‐ils ou reviennent‐ils dans le jeu ? Et qu’advient‐il du groupe de Minsk ? Bref, que se passe‐t‐il désormais entre la Russie et l’Occident dans le Caucase du Sud ?
Quatrièmement, la victoire de l’Azerbaïdjan contrarie l’Iran, mais encourage Israël dans sa stratégie d’isolement de la République chiite. Un nouveau seuil est donc franchi dans le bras de fer à distance auquel les mollahs et l’État hébreu se livrent sans merci. Où s’arrêtera cette coopération entre Israël et l’Azerbaïdjan et cette escalade entre Israël et l’Iran ? Une montée aux extrêmes est‐elle possible ?
Cinquièmement, la victoire militaire de Bakou ne met pas un terme à la conflictualité avec Erevan, elle ouvre simplement un nouveau chapitre dans les négociations avec la paix comme horizon. Mais de quelle paix parle‐t‐on ? Une paix de punition comme le souhaite Bakou ou de droit comme l’entend Erevan ?
Enfin, sixièmement, les pourparlers entre Nikol Pachinyan et Ilham Aliev, qui s’internationalisent davantage de Moscou à Washington en passant par Bruxelles, se heurtent depuis l’hiver 2021‐2022 à la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine. Dès lors, quel lien peut‐on établir entre la guerre du Haut‐Karabakh et la guerre en Ukraine ?
Six conflictualités, six questions ouvertes, le Caucase du Sud est devenu un vaste chantier et à cette heure tous les scénarios sont sur la table, des plus prometteurs aux plus sombres. De l’option qui émergera de cette gamme des possibles dépend le sort des 120.000 Arméniens du Haut‐Karabakh, véritable angle mort des négociations de paix qui reprennent au tournant de l’année 2021.