Fin mars 2021, une tribune publiée sur le média d’état chinois CGTN déclenche une vive polémique en France, à tel point que les réseaux chinois (médias, soutiens et politiques) se sentent obligés d’intervenir dans les débats. En cause, non pas le contenu de l’article, mais l’auteur : une mystérieuse journaliste française du nom de Laurène Beaumond qui prend fait et cause pour l’action de la Chine au Xinjiang.
Le 28 mars 2021, le site web francophone de la télévision d’État chinoise, China Global Television Network (CGTN, anciennement CCTV-9 et CCTV-News), publiait une tribune signée d’une certaine Laurène Beaumond, « journaliste indépendante basée en France ». Bien que CGTN soit encore peu connu du grand public français, ce média est étiqueté très officiellement comme appartenant à CCTV, organisme de télévision publique chinoise, aux ordres du Parti communiste chinois via le Département de la propagande du Comité central. La chaîne a été interdite au Royaume-Uni en raison de la diffusion de témoignages de Ouïghours qui auraient été obtenus sous la contrainte. La chaîne est également sous surveillance du CSA en France. En matière d’objectivité et de neutralité, quand il s’agit de la défense des intérêts chinois, il serait donc illusoire de s’attendre à autre chose qu’à la défense obstinée de la doxa du parti.
Journaliste française sur médias d’État chinois
La tribune de Laurène Beaumond est concrètement un témoignage visuel parcellaire et daté. Or, médiatiquement parlant comme devant les tribunaux, les « témoins oculaires » restent les éléments de preuve les plus faibles, sauf si le témoin en question dispose d’une légitimité ou d’une expertise incontestable par sa formation ou son expérience. En se présentant comme journaliste française indépendante, « Laurène Beaumond » essaie précisément de passer pour un témoin crédible, un « tiers de confiance informationnel » et de faire sienne la légitimité associée à la fonction du journaliste occidental, français en particulier.
On peut sans doute avancer ici à un premier constat : le même texte signé par un auteur chinois (ou non signé, comme c’est la norme sur les médias chinois) serait passé vraisemblablement inaperçu dans le flot d’articles similaires sur le sujet sur les médias chinois. Mais le hiatus évident entre ce que l’on attend d’une journaliste française professionnelle et le contenu de cette tribune a immédiatement attiré l’attention.
Réactions françaises et contre-offensive chinoise
En quelques heures à peine, la tribune en question déclenche une petite tempête médiatique en France ; plusieurs médias se sont ainsi étonnés de ne trouver aucune journaliste francophone répondant à ce nom. Dénonçant de fait l’invention d’une journaliste française pro-régime à des fins de propagande pour camoufler la répression des Ouïghours, ceux-ci se sont heurtés à une riposte virulente de la Chine, accusant les médias français en général et un chercheur français en particulier (Antoine Bondaz, qui a été au cœur d’un contentieux diplomatique entre la France et la Chine récemment) de racisme antichinois déguisé et de désinformation. Si la tribune en question semble surprenante considérant la qualité revendiquée de l’auteur, la virulence et la rapidité de la réaction chinoise aux mises en cause le sont tout autant.
Le lendemain 02 avril, coup de théâtre, le correspondant Asie du Figaro affirme avoir été en contact avec ladite journaliste, qui aurait donc en réalité simplement rédigé sa tribune sous pseudonyme. Après recherches et selon les informations disponibles, le profil de Laurène Beaumond existe bien au moins depuis fin 2020 : elle était alors contributrice sur french.cri.cn, un média affilié à CGTN dont il partage nombre d’articles. Dans ses articles les plus récents sur cette plateforme (ainsi que sur une autre tribune plus ancienne sur CGTN), elle se présente comme « Journaliste spécialiste de la Chine. Journaliste indépendante basée en France ». Les articles plus anciens ne font apparaître que « Commentatrice Laurène Beaumond », sans autre précision. Une recherche des « présentateurs TV » français de CCTV entre 2011 et 2017 fournit quelques pistes sur son identité réelle. Les profils de Jessica Chen, Elsa Suru ou de Clémence Azuelos, toutes trois anciennes ou actuelles salariées de CGTN ou de CCTV, sont par exemple ceux qui se rapprochent le plus du profil « théorique » de Laurène Beaumond. Indépendamment de son identité réelle, « Laurène Beaumond » existe donc bien.
Les réseaux prochinois ne se sont pas privés depuis de clouer les médias français au pilori, mais ils ont passé sous silence un détail de taille dans l'article du Figaro qui risque fort d’embarrasser CGTN : la « journaliste » en question admet avoir été rémunérée pour cette tribune. Elle précise même que CGTN n’est pas sa seule « source de revenus », sous-entendant par-là qu’il y a une certaine régularité dans la rémunération. La précision a clairement son importance, non seulement parce qu’elle crédibilise l’existence de Laurène Beaumond, mais aussi parce qu’elle lézarde sérieusement la crédibilité de ladite tribune et la légitimité du profil Laurène Beaumond. En effet, il est peu probable que les médias chinois aient laissé fuiter délibérément le fait qu’ils paient certains de leurs « contributeurs extérieurs » de manière occasionnelle ou régulière.
Que penser du coup de la rubrique « Opinions » sur CGTN ? Sur les médias occidentaux, sous réserve de respecter une ligne éditoriale et la législation en vigueur, une rubrique « Opinions » est normalement un espace de libre expression. Rien de tel manifestement sur les médias chinois : l’amalgame voulu avec ce qui se fait sur les médias occidentaux est donc délibérément trompeur. L’interview de « Laurène Beaumont » auprès du Figaro confirme aussi que sa tribune ne constitue en aucun cas une enquête journalistique, mais un récit fondé sur des souvenirs datant de plusieurs années. Faire de ce témoignage une actualité est donc également trompeur.
Nathalie Guibert du Monde et Antoine Bondaz de la FRS avaient donc bien raison de dénoncer une « invention » : cette tribune n’est pas le résultat d’une prise de parole spontanée, désintéressée, neutre et objective d’une journaliste française présente récemment sur le "terrain". Sur la forme, c’est un travail de rédaction rémunéré, conçu et publié parce qu’il est conforme aux éléments de langage du PCC. Sur le fond, il s’agit d’un récit de voyage datant de plusieurs années qui n’a aucune valeur d’actualités, contrairement à l’intention affichée par CGTN. Il s’agit donc bien d’une tentative de manipulation et donc de désinformation. Ce profil fut manifestement pensé comme un outil de propagande supplémentaire dans l’immense panoplie que développe actuellement le département de la propagande du Comité central du Parti communiste chinois. Les débats sur l’existence réelle ou non d’une rédactrice derrière ce texte n’ont, au final, pas grand intérêt : il a toujours été évident qu’un rédacteur existait bien derrière ce texte paraphrasant les éléments de langage du PCC. Mais l’hypothèse d’une « journaliste française indépendante » (le dernier mot est important) ne tient pas la route. En sortant ce témoignage de son contexte ancien à dessein, en omettant sciemment de préciser que le rédacteur est rémunéré, CGTN a transformé ce témoignage en texte de propagande. Que « Laurène Beaumond » soit consciente ou complice de cette manipulation n’a pas d’importance ici : ce n’est pas tant elle qui est mise en cause qu’un média chinois pris en flagrant délit de manipulation.
Quoi qu’il en soit, le cas Laurène Beaumond est intéressant au sens où il lève un coin de voile sur les pratiques et les auteurs des médias chinois francophones, sachant que l’immense majorité des textes y sont d’ordinaire non signés.
Le test « Laurène Beaumond » ?
La Chine a des messages à faire passer, mais manque déjà de messagers dignes de foi. Les médias chinois francophones disposent en effet en interne de plusieurs plumes mobilisables, mais elles sont manifestement en nombre très limité. Ces dernières travaillant toutes pour différents médias chinois, elles ne peuvent pas, de toute évidence, avoir la crédibilité d’un auteur indépendant.
On peut supposer que c’est pour cela que le profil « Laurène Beaumond » est entré en scène. Ce profil est présent sur plusieurs médias chinois depuis plusieurs mois ; il est apparemment le seul profil à utiliser un pseudonyme, mais il est surtout le seul à ne pas avoir de « passif » avec les médias français. Le profil « Laurène Beaumond » valait donc manifestement la peine que l’on se batte pour lui, avant que CGTN n’annonce finalement son « enterrement », une fois éventée la supercherie du « journaliste indépendant ». En cela, et contrairement à ce que pensent nombre de soutiens de la Chine, c’est bien l’article du Figaro qui a détruit la valeur de cet actif, tout en amoindrissant considérablement celle des médias chinois francophones (pour ce qui est de leur rubrique « Opinions » au moins).
La Chine a donc logiquement réalisé que sa communication, relayée par des médias « propriété » du PCC et rédigée par des auteurs chinois ne fonctionnait pas, en raison du manque de confiance des Occidentaux dans les messagers, suspectés, avec quelques raisons, d’être inféodés aux intérêts chinois. Cet épisode constitue donc l’étape suivante d’une stratégie de communication en mutation : des auteurs étrangers se mettent à prendre position en faveur de la Chine. Le contenu est le même, mais le « contenant » a légèrement évolué avec la nationalité des messagers. Laurène Beaumond fut une « version Beta » de cette communication revue et corrigée, un ballon d’essai qui a éclaté avec fracas.
Évolution progressive de la stratégie la communication
Il est plus que probable que cette évolution constatée avec l’affaire Laurène Beaumond ne constitue que la première étape d’une refonte en profondeur de la communication médiatique et étatique chinoise. Avec un objectif double à long terme : gagner en crédibilité et en légitimité vis-à-vis des médias occidentaux d’un côté, affaiblir les positions des détracteurs de l’autre.
D’ici peu, les auteurs étrangers prorégime chinois vont probablement se multiplier, puis essaimer en dehors des médias strictement chinois. À plus long terme, la Chine parviendra très probablement a recruté de véritables leaders d’opinion ayant tribune ouverte dans des médias de référence : pensons déjà au « cas » Jean-Pierre Raffarin.
La communication chinoise aura très probablement évolué d’ici peu, à la fois sur le fond et la forme, pour s’adapter aux canons des publications occidentales traditionnelles. Entre temps, la Chine aura également affûté ses deux armes les plus efficaces : notre propension à défendre quoi qu’il en coûte la liberté d’expression (utilisée bien évidemment pour la promotion des politiques chinoises) et notre paralysie médiatique face aux accusations de racisme (pour faire taire les détracteurs de la Chine, systématiquement accusés de racisme antichinois).
« Sans liberté de blâmer »…
À la citation de Beaumarchais qui sert de devise au Figaro, la Chine en a manifestement préféré une autre, également tirée du Mariage de Figaro : « Toute vérité n’est pas bonne à dire ; toute vérité n’est pas bonne à croire »… Mais la Chine a besoin de crédit et d’alliés de confiance qui pourront relayer les messages officiels du PCC de façon plus « efficace » (autrement dit plus crédible) que les contenus anonymes diffusés sans interruption et sans variation par les médias du parti.
Fait récurrent de cette communication chinoise évolutive, les détracteurs de la Chine y sont voués aux gémonies : attaques ad hominem, y compris de la part de l’ambassadeur chinois en France, mise en cause des diplômes, de l’expertise, des relations, attaques en partialité voire en racisme, complotisme… Tous les moyens sont bons pour dénier purement et simplement à l’autre le droit à s’exprimer ; il ne s’agit pas tant de réfuter que de faire taire. À l’inverse, les « compagnons de route » sont portés au pinacle, souvent en passant sous silence l’absence de compétence ou d’expertise des intéressés (voire en leur inventant une expertise ou un statut), ou en occultant le caractère litigieux ou controversé de prises de position passées (comme l’illustrent les exemples de Roland Delcourt et Bruno Guigue, deux ardents défenseurs de la Chine).
Quoi qu’il en soit, la Chine a bien déjà mis un pied dans la porte. Compte tenu de sa vitesse d’apprentissage sur à peu près tous les sujets, il ne fait guère de doute qu’elle parviendra sous peu à entrer en force dans les consciences occidentales, et, clairement, les moyens y sont déjà, qu’il s’agisse de faire taire les institutions qui dénoncent les tentatives de désinformation de Pékin (voir l’affaire du Service européen d’action extérieure/SEAE en 2020) ou de multiplier les canaux de communication et les opérations médiatiques à des fins de saturation de notre environnement informationnel.
Formée à l’école communiste de la propagande, la Chine a, semble-t-il, bien intégré en sus la citation attribuée à Joseph Goebbels, ministre chargé de la propagande du 3e Reich : « un mensonge répété mille fois se transforme en vérité ». Elle y a ajouté son corollaire naturel : les vérités combattues mille fois deviennent des mensonges.