À la fin du XIXe siècle et même sans remonter si loin, il y avait, d’un point de vue sociétal, de nombreux écarts entre la troupe et les officiers. Des origines sociales au niveau d’instruction, les soldats étaient parfois illettrés, issus des classes paysannes et ouvrières, ils ne connaissaient rien du monde ni de la stratégie militaire. L’officier lui, était instruit, savait lire, il connaissait l’histoire et il était détenteur du savoir et le savoir, c’est le pouvoir. On écoutait alors l’officier, ce sachant à la parole d’évangile, conscient de son ignorance et la confiance en le chef était une évidence.
Il faut bien comprendre que désormais, l’accès aux savoirs a complètement changé. Le niveau d’instruction de base à beaucoup évolué dans les rangs et sans aller jusqu’au niveau scolaire, au niveau de diplôme. L’expérience sociale pourrait être réalisée en mettant un soldat et un officier dans une pièce, sans CV et sans uniforme, et demander à un spectateur neutre de dire qui est l’officier, qui est le soldat. Au temps de Lyautey cela aurait été évident, aujourd’hui cela serait impossible hormis pour quelques Saint-Cyriens entretenant encore la Youle (1).
De la manière de s’exprimer à la tenue vestimentaire, des connaissances générales à la posture physique, les niveaux sont quasiment lissés aujourd’hui. Ce nivellement de niveau est certainement une bonne chose au nom du principe républicain d’égalité, il est cependant très problématique pour qui prétend aujourd’hui commander des Hommes, pour qui souhaite réussir à allumer le feu sacré. Au-delà du nivellement, les spécialités de nos soldats demandent parfois une expertise technique tellement élevée que l’officier lui-même n’a pas la connaissance des Hommes qu’il commande et il n’est pas rare d’entendre dans les rangs ce genre de réflexion estimant que le chef lui-même ne saurait pas faire ce que le rang fait tous les jours. La posture de l’officier prend alors une dimension tout à fait particulière passant du stratégique au collaboratif. L’accès au savoir numérique aura achevé pour l’officier, cette hauteur posturale de « sachant » même si j’ai encore entendu récemment un officier supérieur me dire faire bien plus confiance en opération à un jeune lieutenant qu’à un vieux major, car le premier a reçu la formation initiale de l’officier.
Il est vrai que la connaissance des techniques du chef de groupe (de l’officier) est fondamentale pour l’efficacité au combat, ce sont les outils de l’officier, mais cela n’est pas suffisant. À nouveau, l’association des savoir-être avec les savoirs et les savoir-faire oblige l’officier nouveau à travailler sa posture. Il doit posséder ce supplément d’âme qui fera de lui, celui que ces Hommes auront envie de suivre jusqu’au bout du monde. Et je parle bien d’envie, en faisant la différence entre l’obligation imposée par le grade et l’organisation hiérarchique et l’envie, la collaboration volontaire qui invite à obéir d’amitié. Et les Hommes nous le rendent bien, j’en fais l’expérience au quotidien. Parmi ceux qui sont dans une approche collaborative, l’obéissance d’amitié est nettement plus rentable en matière d’efficience et sans surprise, cela met en réussite le collectif. « Ce qui ne les passionne pas les ennuie », dit-on souvent des jeunes générations, alors j’invite les officiers de demain, les managers, à devenir passionnants. Interrogez-vous constamment sur ce que vous faites, ce que vous avez mis en œuvre, pour que vos Hommes aient envie de vous suivre. Soyez toujours honnête et évitez les faux-nez, il ne s’agit pas de mettre un masque de bienveillance, mais de l’être vraiment, au fond de votre cœur. Cette envie de donner envie de vous suivre n’est pas donnée à tout le monde, manager, commander non plus. Si jadis la culture du commandement pouvait laisser passer des chefs autocratiques, à la limite maltraitants, cela n’est pas possible de nos jours. Dans un monde connecté, nos jeunes soldats sont inspirés par des modèles héroïques et ces inspirations, probablement légitimes, nous invitent à nous surpasser. C’est en nous remettant régulièrement en question, en revenant sur nos actions, en travaillant l’ensemble des aspects techniques de nos missions et finalement, en donnant du sens à notre action de chef, que nous hommes auront envie de nous suivre.
« Le vrai chef dirige, sans pratiquement commander. Il donne aux personnes concernées une vision d’ensemble claire et compréhensible, leur expose l’objectif global, l’œuvre commune à entreprendre. Il leur fait partager les raisons de son choix et leur montre les problèmes à résoudre. Puis, il laisse définir par les intéressés la façon de s’y prendre, chacun à son niveau, conjointement avec ses collègues, dans le respect des objectifs et des valeurs de l’organisation. Chacun s’investit totalement et est fier de contribuer à l’œuvre commune par ses idées, ses connaissances, sa compétence. »
Général Pierre de Villiers (2)
Il faut aussi garder à l’esprit qu’il existe une catégorie particulière d’agents (combattants, opérateurs, soldats…), à distinguer des héros mus par une énergie soudaine et souvent aveugle, qui sont à l’environnement de l’intervention professionnelle ce que les champions sont au monde sportif. Ces « as » ont une influence considérable sur le cours des événements et sur la masse majoritaire des troupes n’agissant que sur ordre ou imitation. Ils remportent l’adhésion collective et s’illustrent par leurs capacités exceptionnelles. Leur grande motivation à la tâche, leur capacité à « être à ce qu’ils font » sont les facteurs clés de leur succès. Un danger est toutefois à éviter lorsqu’un « as » est dans une équipe. Ce risque appartient au commandement, qui risque de vouloir uniformiser les pratiques et de tenter de faire « entrer dans le rang » celui dont les qualités dépassent celles des autres membres du groupe, par volonté de lissage collectif, ou par pure jalousie. Cet écueil managérial aura pour effet de démotiver l’« as » et d’en faire son contraire, un rebelle contre-productif, cherchant l’épanouissement de son être ailleurs. À l’instar des enfants surdoués à l’école, un « as » non pris en compte par sa hiérarchie finira par s’ennuyer et deviendra, consciemment ou non, provocateur.
Je distingue parmi les Hommes trois catégories sur lesquelles je peux compter :
Les soldats, ils font ce qu’on leur demande. Ils exécutent leurs tâches avec implication, avec respect des règles. Ils agissent mécaniquement, sans réfléchir, sans place pour l’émotionnel. Dès lors que les émotions perturbent le schéma de fonctionnement mécanique du soldat, rien ne va plus ! Le soldat et facile à commander, il est simple à manager, il ne pose pas de problème, l’idéal jusqu’à ce que la situation ne soit pas « comme dans le manuel », car là, il ne sait plus faire, ne prend aucune initiative.
Les guerriers, ils font également ce qu’on leur demande, mais ils le font avec intelligence. Ils sont capables de réagir face à l’imprévu. Ils sont fiables, raisonnés et accordent aux émotions une dynamisation positive de leur activité. Un peu de colère comme booster de la réussite, un peu de joie pour s’appliquer à la tâche, etc. Le guerrier sait faire face à toutes les situations, il respecte les règles et sait faire preuve d’initiative lorsque c’est nécessaire.
Les samouraïs sont différents, ils sont meilleurs. La différence entre le samouraï, le soldat et le guerrier est la certitude, l’absence du moindre doute que lorsque le samouraï est dans la bataille, tout se passera toujours bien. Il est la mission, il fait ce qu’il dit, il est l’assertivité. Le samouraï sait où se placer, comment agir, comment faire. Il trouvera toujours une solution, il passera au-delà de chaque difficulté. Le samouraï est une éponge émotionnelle, il les prend, les absorbe, les sublime. Il fait des émotions l’arme de ses réussites. Ce sont certainement ces fameux « as » de la Première Guerre mondiale.
Landry Richard est l'auteur de Dans la tête de l'officier 2.0 - Rôle social de l'officier moderne chez VA Editions