L’Union européenne à l’assaut de l’Asie centrale : convergence d’intérêts et urgences stratégiques

L’Union européenne multiplie les signaux d’ouverture vers l’Asie centrale, cette vaste région longtemps perçue comme périphérique mais aujourd’hui au cœur d’enjeux globaux. À Samarcande, les intérêts convergent, les équilibres basculent, et l’Europe avance ses pions avec une détermination inédite.

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Par Paolo Garoscio Publié le 9 avril 2025 à 18h09
Sommet Ue Asie Centrale
L’Union européenne à l’assaut de l’Asie centrale : convergence d’intérêts et urgences stratégiques - © PolitiqueMatin

Une zone convoitée, un vide d’influence à combler

Longtemps reléguée dans les marges de la politique extérieure européenne, l’Asie centrale a été propulsée au cœur des priorités de l’Union dans un contexte où l’invasion russe de l’Ukraine a totalement rebattu les cartes régionales. Comme le fait remarquer La Presse Turquoise, la Russie, ex-puissance tutélaire des républiques soviétiques, a vu son prestige s’effondrer, pendant que la Chine resserrait ses filets à travers ses prêts, ses infrastructures et ses corridors commerciaux.

Or, ce vide d’influence ne saurait durer. Pour l’Union européenne, c’est l’occasion rêvée de s’imposer comme un acteur pivot dans une région qui concentre des enjeux économiques, climatiques et sécuritaires cruciaux.

Dans le communiqué publié à l’issue du sommet, le Conseil européen précise la posture stratégique adoptée : « Les États membres saluent la tenue du premier sommet UE-Asie centrale comme une nouvelle étape dans l'approfondissement de nos relations mutuelles fondées sur le dialogue politique et la coopération régionale ».

La diplomatie des matières premières : derrière le vernis, une guerre d’approvisionnement

Soyons clairs : si Bruxelles parle de partenariat durable, de multilatéralisme vertueux et de connectivité transfrontalière, les matières premières critiques sont au cœur de toutes les attentions. Le sous-sol centro-asiatique regorge de lithium, de terres rares, d’uranium, de graphite — tous indispensables à la transition énergétique européenne.

Le communiqué final évoque une « coopération renforcée sur les chaînes de valeur des matières premières stratégiques » et des « partenariats de développement durable » pour sécuriser les approvisionnements. L’idée n’est pas nouvelle, mais prend ici une tournure offensive. La présidente de la Commission Ursula von der Leyen déclare : « Nous voulons bâtir un partenariat fiable pour sécuriser nos besoins dans les décennies à venir ». Cette quête s’inscrit dans une stratégie plus large de dé-dépendance vis-à-vis de la Chine, premier fournisseur mondial de ces ressources.

Antonio Costa Sommet Samarcande

Un corridor de transport géostratégique : le pari transcaspien

L’Asie centrale est aujourd’hui la clé d’un enjeu qui va bien au-delà des rails ou des câbles à fibre optique : elle constitue l’alternative terrestre à la Russie pour relier l’Europe à l’Asie de l’Est. Le corridor transcaspien, promu par la Commission européenne, vise à réduire de moitié les délais d’acheminement entre l’Europe et la Chine via les pays d’Asie centrale et le Caucase. Ce corridor serait non seulement plus rapide, mais surtout plus politiquement acceptable, à l’heure où le transit par la Russie est devenu toxique. Le projet est massivement soutenu par l’initiative Global Gateway de l’Union, dotée de 300 milliards d’euros, pour concurrencer la Belt and Road Initiative chinoise.

Ce corridor offre aussi à l’Europe un levier : conditionner les investissements à des standards environnementaux et sociaux exigeants, comme le rappelle Amnesty International, citée dans The Guardian : « Il est impératif que les droits humains soient intégrés dans chaque projet d’infrastructure. »

Déstabilisation régionale et sécurité transnationale : des enjeux sous-estimés

Au-delà du commerce et de l’énergie, l’Union européenne voit dans l’Asie centrale un verrou sécuritaire fragile. Trafic de drogue afghane, mouvements terroristes transnationaux, extrémisme religieux : les menaces y sont multiples, souvent discrètes, mais constantes. António Costa, président du Conseil européen, a insisté dans son discours du 4 avril 2025 sur « la nécessité d’une coopération renforcée face aux défis communs, notamment le terrorisme, la criminalité organisée et la cybersécurité ».

Cette approche sécuritaire est couplée à une logique de prévention d'émigration massive à destination de l'UE. Le communiqué fait explicitement référence à « la nécessité d’accompagner les réformes en matière de gouvernance, d’emploi et de jeunesse pour stabiliser la région ». En langage diplomatique : éviter que les instabilités locales ne se traduisent en flux migratoires vers l’Union.

Une influence douce mais calibrée : diplomatie, climat et éducation

À la différence des stratégies russes (dominées par la coercition) et chinoises (centrées sur le commerce), l’Union européenne mise sur une approche normative et multiforme : climat, gouvernance, éducation, inclusion sociale. Le Forum climatique de Samarcande, organisé en parallèle du sommet, symbolise cette méthode : l'Europe cherche à aligner le dialogue diplomatique avec les objectifs de durabilité environnementale.

Les investissements visent à projeter une image d’une Europe partenaire, pas conquérante. C’est le sens des coopérations universitaires, des échanges scientifiques, des projets pour la jeunesse, évoqués dans le programme « Team Europe ». Et cela paie : les pays de la région manifestent un réel intérêt pour cette approche différenciée.

Sommet Samarcande Antonio Costa Ursula Von Der Leyen

L’Union à l’épreuve de ses contradictions : entre valeurs affichées et intérêts concrets

Mais peut-on vouloir sécuriser du cobalt et soutenir les droits humains en même temps ? Le sommet a aussi révélé les tensions internes à la diplomatie européenne. Comme le souligne l’ONG Human Rights Watch, « l’Union ne conditionne pas suffisamment ses accords à des avancées concrètes en matière de libertés ». Le Kirghizstan, par exemple, pays ayant récemment fait passer une répressive contre les ONG, a pu signer avec l'UE un accord commercial sans contrepartie démocratique.

L’Union prétend ne pas vouloir prêcher. Mais à force de taire ses principes, ne risque-t-elle pas de perdre son crédit moral ? C’est là le nœud de l’engagement européen en Asie centrale : maintenir la cohérence entre ses valeurs proclamées et ses intérêts géostratégiques. Un équilibre instable, mais stratégique.

Une Europe en mode « conquête douce »

L’intérêt de l’Union européenne pour l’Asie centrale est tout sauf anecdotique. Il reflète une volonté nouvelle de peser dans un monde fragmenté, sans recourir aux méthodes autoritaires de ses concurrents. Derrière les milliards d’euros et les grands discours, Bruxelles joue une partie complexe, mêlant opportunisme et conviction. Mais si elle veut rester crédible, il lui faudra plus que des promesses de coopération : des engagements réels, sur la durée, qui fassent de l’Europe non plus un acteur de passage, mais un allié de transformation.

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Après son Master de Philosophie, Paolo Garoscio s'est tourné vers la communication et le journalisme. Il rejoint l'équipe d'EconomieMatin en 2013. Suivez-le sur Twitter : @PaoloGaroscio

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