À l’heure où Marine Le Pen s’impose sur la scène politico-médiatique et engrange des scores électoraux sans précédent, il est urgent de décrypter la logique de son discours et les fondements de son efficacité rhétorique.
"Marine Le Pen prise aux mots" entreprend de démonter les ressorts du discours mariniste, mais aussi d’éclairer cette nouvelle parole tributienne qui répond à de réels besoins de sens et de valeurs dans un contexte de crise économique et identitaire profonde. Extraits.
"S’il est un thème que Marine Le Pen a surinvesti par rapport à son père, et même dans une certaine mesure par rapport à ses rivaux politiques, c’est bien l’économie. L’objectif est clair : convaincre un électorat qui doute encore largement de la crédibilité du programme économique du Front national que ce dernier a toutes les compétences requises pour gérer le pays. Et pour cela, développer une analyse macro-économique plausible et étayée scientifiquement dont découlent des mesures présentées comme réalistes, chiffrées et justes. En d’autres termes, ajouter au magistère moral déjà porté par le père une expertise technique managériale assumée par la fille qui la placerait ainsi en compétition directe avec les « partis de gouvernement » qu’elle entend remplacer. […]
Le tropisme économique est encore plus frappant lorsque l’on passe à une analyse plus fine non des substantifs seuls, mais des expressions nominales repérées par le logiciel Termino : là où les noms restent d’une grande généralité, les syntagmes nominaux du type « pouvoir d’achat » ou « zone euro » témoignent du degré de précision de l’argumentation mariniste en comparaison du flou artistique entretenu par le père sur les questions économiques. Ainsi, sur les deux cents expressions nominales les plus utilisées par Marine Le Pen, 40 % ressortissent du domaine économique, contre 23 % pour son père, qui préfère parler de la vie politique au sens large (26,5 % contre 17 % chez Marine) ou de l’immigration (14,5 % contre 7,5 %). De manière emblématique, là où Jean-Marie Le Pen sature son discours du champ politique au point de faire d’« élection présidentielle » et d’« homme politique » ses deuxième et troisième expressions privilégiées après l’omniprésent « peuple français » ; c’est « marché financier » et « service public » qui arrivent en tête chez sa fille (aussi après « peuple français »).
« Pouvoir d’achat », « protection sociale », « monnaie nationale », « droit de douane », « argent public », « grande distribution », « marché du travail », « dumping social », « niche fiscale », « taux d’intérêt », « quota d’importation », « agence de notation », « contrat de stabilisation », « contribution sociale », « balance commerciale », « banque de dépôt », « impôt local », « plan de renflouement » : Marine Le Pen ne recule devant aucun sujet, aussi technique soit-il. […] Marine Le Pen n’exhibe pas seulement ses compétences économiques pour convaincre du bien-fondé de son programme : elle entend aussi gagner ses titres de noblesse de gouvernante légitime, en montrant notamment à un électorat qui lui résiste encore – les catégories socio-professionnelles supérieures – qu’elle partage la même langue. […]
Le risque est donc pour elle que cette technocratisation du discours frontiste n’émousse du même coup sa légitimité de « voix du peuple » et son originalité stylistique et politique : qu’à force d’aller sur le terrain de ses adversaires, elle n’en épouse le jargon. Double écueil politique et rhétorique qu’elle parvient à éviter en ancrant fermement son discours dans la sphère des valeurs. Là où ses rivaux peinent à articuler une vision politique de l’économique, elle crée du sens – moral, social, politique, philosophique : « L’économie doit être au service des peuples et non pas les peuples au service de l’économie », assène-t-elle, ou encore : « On ne peut pas, on ne doit pas dissocier l’économie du progrès social. » Avec ces aphorismes en « devoir », elle prend soin de réintroduire régulièrement une dimension morale et humaine dans un champ économique d’ordinaire perçu comme immoral et omnipotent.
Surtout, à la différence de ses compétiteurs, elle offre une critique systémique d’un « modèle économique », « l’ultralibéralisme », et de son idéologie, le « mondialisme ». Elle resitue ainsi le débat sur la crise du côté d’un combat idéologique et même civilisationnel autrement plus mobilisateur qu’une simple affaire de gestion. C’est là qu’elle récupère et synthétise des discours contestataires diffus venus d’horizons hétérogènes (syndicalisme, altermondialisme, anticapitalisme d’extrême droite et d’extrême gauche, poujadisme anti-grande distribution, critique humaniste de la société postindustrielle). En s’élevant contre « la finance », « les banques », la « marchandisation de tous et de tout », « un système dans lequel l’humain est écrasé par l’adoration de l’argent-roi », elle se trouve des ennemis communs relativement consensuels avec de larges pans de la société au-delà des clivages traditionnels gauche/droite. Depuis la crise financière de 2008, qui ne veut en effet avoir « la finance » comme ennemie ? À la différence des boucs émissaires choisis par le père (immigrés, juifs, francs-maçons, communistes), la violence du discours de Marine Le Pen contre la mondialisation apparaît ici moralement acceptable.
En définitive, sur l’économie, Marine Le Pen parvient à conjuguer habilement technicité experte et magistère moral, violence du discours et approche « raisonnée ». Elle propose sur la forme comme sur le fond une offre politique originale qui la range du côté des discours alternatifs, sans qu’il soit toujours possible pour l’électeur lambda de la situer précisément sur l’échiquier politique traditionnel. Le paradoxe du discours économique de Marine Le Pen est alors qu’il « marche » en dépit de la faible attractivité de son contenu effectif : alors qu’une écrasante majorité de Français est opposée à une sortie de l’euro – cheval de bataille de Marine Le Pen –, cette dernière a réalisé son meilleur score aux élections européennes de 2014 avec 25 % des suffrages exprimés."