À l’heure où Marine Le Pen s’impose sur la scène politico-médiatique et engrange des scores électoraux sans précédent, il est urgent de décrypter la logique de son discours et les fondements de son efficacité rhétorique.
"Marine Le Pen prise aux mots" entreprend de démonter les ressorts du discours mariniste, mais aussi d’éclairer cette nouvelle parole tributienne qui répond à de réels besoins de sens et de valeurs dans un contexte de crise économique et identitaire profonde. Extraits.
Accroche dans les news : en tête de tous les sondages d’opinion pour les présidentielles 2017, Marine Le Pen semble aux « portes du pouvoir ». Jean-Pierre Raffarin n’hésite pas à évoquer l’idée qu’elle puisse même gagner en 2017. Alors quelle sera la traduction concrète de son discours qui semble séduire tant aujourd’hui?
Comment se traduira dans la vie de tous les jours la « priorité nationale » ou cette « liberté d’expression » qui interdira cependant à certaines entités de détenir des organes de presse et permettra inversement que toute parole discriminatoire ou haineuse ait libre cours ? Plus fondamentalement, dans quel régime politique entrerions-nous si Marine Le Pen appliquait demain l’ensemble des changements constitutionnels impliqués ou explicités par son programme ?
En dépit d’un volet économique plus étoffé et réorienté vers un interventionnisme étatique et un jacobinisme assumé, Marine Le Pen reprend la quasi-totalité des mesures proposées par son père depuis des décennies, notamment toutes celles qui ont trait à l’immigration, à la remise en ordre de la société (éducation, armée, justice, insécurité, famille, natalité, peine de mort) et à la réorganisation des institutions politiques et des traités internationaux. Une fois de plus, les différences sont purement de style : là où, dans son programme présidentiel de 2002, le père se fend d’un long préambule épique sur les affres où la France est plongée, la fille, en 2012, distribue un épais rapport technocratique qui liste des « points » thématiques par ordre alphabétique. Jean-Marie Le Pen avait l’honnêteté, et la faiblesse tactique, d’expliciter sans détour les fondements axiologiques et idéologiques de ses propositions : dans son manifeste, chaque mesure est intégrée dans une discussion détaillée des principes moraux et politiques qui fondent sa vision du monde. Marine Le Pen, elle, désidéologise son programme en laissant implicite la logique d’ensemble. La forme de l’abécédaire, qui égraine des mesures allant des « Anciens combattants » à la « Sécurité » en passant par « l’Euro », la « Fiscalité », et « l’Immigration », signale un refus apparent de hiérarchiser, et, notamment, de tout ramener à l’immigration, comme son père le faisait.
Pourtant, le détail des propositions est identique d’un programme à l’autre : n’est-ce pas que la copie repose sur les mêmes fondements idéologiques que l’original ? Jean-Marie Le Pen présente en 2002 un programme d’extrême droite xénophobe ; Marine Le Pen, en 2012, reconduit ce programme : comment ne pas conclure que son positionnement politique, en dépit du « repackaging » technocratique et pragmatique et du slogan « ni droite ni gauche », est identiquement d’extrême droite ? Il faut donc relire le programme de Marine Le Pen à la lumière de l’explication de texte anticipée qu’en a faite son père dans ses propres programmes précédents pour décrypter le sens des mesures qu’elle propose. Deux points – la politique démographique et les changements constitutionnels envisagés – suffiront pour montrer combien le lissage stylistique de Marine Le Pen ne doit pas faire illusion sur la teneur concrète et les valeurs sous-jacentes de son programme politique. « Le diable est dans les détails », dit-on, et, ici, il est surtout dans leur articulation. Il suffit de relier les éléments épars du programme de 2012 du Front national pour voir la logique sous-jacente d’un projet de France ethnique.
Une France aux Français
Marine Le Pen avance des arguments économiques pour justifier des mesures de réduction drastique de toute immigration, légale ou illégale : le coût des allocations familiales et indemnités chômage, la pénurie de logements, et un marché du travail déjà saturé interdiraient d’accueillir davantage de nouveaux venus. Cette logique comptable de bon aloi est en apparence dénuée de connotation raciale. Pourtant, la même logique devrait conduire à vouloir réduire l’offre sur le marché du travail et limiter les dépenses du régime de sécurité sociale. Or, dans le même temps, Marine Le Pen reprend la politique nataliste vigoureuse et exclusivement réservée aux Français nés de Français de son père. L’objectif n’est pas le renouvellement des générations en France, mais bien le renouvellement des générations françaises nées de parents français. Ou, comme le disait plus explicitement Jean-Marie Le Pen en présentant les mêmes mesures dans son programme de 2007 : « Assurer le maintien de la population française de souche. » Nous ne sommes plus dans une logique simplement démographique ni économique, mais ethnique voire racialiste. Contrairement à ce que la forme fragmentée de l’abécédaire de Marine Le Pen suggère, démographie et lutte contre l’immigration sont intimement liées dans sa conception de la société idéale. Son père avait l’honnêteté intellectuelle de mettre les points sur les « i » : « Il manque, en effet, chaque année au moins 100 000 naissances françaises : […] La persistance de ce déficit, déjà incompatible avec la survie de la nation, s’accompagne en outre de l’installation sur notre sol de populations immigrées dont le taux de natalité (entre 2,8 et 4,8) est, en moyenne, double de celui des femmes françaises de souche. » Une même conception biologique de la citoyenneté française informe les propositions de Marine Le Pen, mais le raisonnement reste dans le non-dit, l’implicite, et se cache derrière le paravent d’une logique économique : on passe avec elle à la technocratisation d’une logique ethnique.
Vers un nouveau régime ?
Un autre point qui risque de passer inaperçu dans la présentation sous forme d’abécédaire est le nombre de modifications de la Constitution promises par Marine Le Pen. Dans le programme officiel seul, on ne dénombre pas moins de onze révisions constitutionnelles déclarées, auxquelles il faudrait ajouter des propositions faites lors de déclarations publiques et les nécessaires révisions constitutionnelles que le principe même de la « priorité nationale » impliquerait. Parmi ces révisions, on notera la suppression du Sénat, l’abrogation du pouvoir constituant du Parlement, le référendum d’initiative populaire, un budget militaire sanctuarisé, des restrictions sur la constitution des corps intermédiaires, et la « Renégociation de la Convention européenne des droits de l’homme, et notamment de son article 8 qui est utilisé par les associations de promotion de l’immigration pour accroître l’immigration vers la France ». À tel point qu’on est en droit de se demander si le « républicanisme » affiché de Marine Le Pen s’applique bien à la Ve République elle-même, ou uniquement aux moyens pour accéder au pouvoir, quitte ensuite à largement altérer les fondamentaux de la démocratie française actuelle.
« Je vais changer la Constitution », annonce-t-elle sans ambages dans ses discours. Elle oublie cependant d’expliquer que c’est aussi, et peut-être surtout, parce que les mesures phares de son parti sont à ce jour anticonstitutionnelles, et non parce que la démocratie française est en souffrance, qu’elle aura besoin d’un changement de régime pour appliquer ses mesures. Dans son programme de 2007, Jean-Marie Le Pen était plus explicite : l’une des mesures promises est, logiquement, « inscrire dans le préambule de la Constitution le principe de préférence nationale ».
Le programme en pièces détachées de Marine Le Pen forme un tout cohérent qui a pour objectif, comme celui de son père et avec les mêmes moyens, de réserver aux seuls Français « de souche » un large ensemble de droits sociaux et politiques, voire des pans entiers de l’économie. Rappelons cependant que le Préambule de la Constitution de 1946, qui fait partie depuis 1971 du « bloc de constitutionnalité » de la Ve République, garantit l’universalité des droits sociaux, que les personnes concernées soient des citoyens ou non : « Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » La « priorité nationale », mesure clé sur lequel tout l’édifice programmatique du Front national repose, s’inscrit en porte-à-faux avec les principes fondateurs de la démocratie française : ce n’est rien de moins que l’article premier du préambule de la Constitution de 1958, qui garantit « l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion », qui devrait être réécrit pour rendre le programme de Marine Le Pen applicable. Outre le problème de crédibilité et d’efficacité d’un programme économique et social qui suppose, pour commencer à être effectif, des changements constitutionnels drastiques et longs à mettre en place, se pose la question du régime politique impliqué par de telles transformations. Marine Le Pen a beau se réclamer de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans son discours d’investiture de 2011, si l’on prend au mot son projet pour le traduire en actes, ce sont ces mêmes droits que l’application concrète de son programme remettrait directement en cause.