Dans sa dernière édition (30/11/2022), le Canard Enchaîné dénonce « (un) pantouflage qui fait un tabac à Bruxelles ». Le palmipède évoque ainsi le recrutement de Jan Hoffmann, un fonctionnaire tout droit venu de la Direction générale de la Santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne (DG Santé), par l’entreprise Dentsu, le prestataire favori de Bruxelles dans la lutte contre le trafic illicite de cigarettes. Une entreprise déjà dans la ligne de mire des spécialistes de la santé publique pour ses liens avec les industriels du tabac.
C'est l’hyperactive députée européenne Verts / ALE Michèle Rivasi, qui a rendu publique une affaire, dont la Commission européenne se serait sans doute bien passée. Dans une lettre ouverte à Emily O’Reilly, médiatrice européenne, Michèle Rivasi exige qu’une enquête soit menée pour identifier un éventuel conflit d’intérêts conséquent à ce recrutement. « Il faut savoir en effet que ce haut fonctionnaire de la DG SANTE, impliqué dans la procédure d’élaboration du système de sélection du prestataire (NDLR. l’entreprise Dentsu), puis ensuite dans l’évaluation de son efficacité, est devenu quelques mois seulement après son départ de la DG Santé… un employé de ce même prestataire », s’indigne l’eurodéputée.
Le cas Jan Hoffmann est l’exemple typique de la pratique très en vogue de la « porte tournante », qui illustre les allers et retours de fonctionnaires bruxellois entre le secteur public et la sphère privé dans des emplois extrêmement liés. « Le plus grand potentiel de corruption dans le système », estimait d’ailleurs Emily O’Reilly le 3 novembre dernier dans la lettre d’information EU Influence. Pour Dentsu Tracking, dont la maison-mère Dentsu, a vu son siège perquisitionné dans le cadre d’une enquête sur de prétendus faits de corruption pendant les Jeux olympiques de Tokyo 2020, la temporalité est aussi particulièrement mauvaise.
L’ombre du lobby du tabac
Si l’affaire est particulièrement sensible, c’est parce qu’elle concerne directement le lobby du tabac, dont les pratiques avaient, dès 2015, valu un ferme rappel à l’ordre d’Emily O’Reilly, qui déplorait le manque de transparence de la Commission européenne sur ses liens avec les représentants des cigarettiers. Mais c’est en 2018 que la guerre d’influence des industriels du tabac change d’échelle et entre dans la haute intensité avec les discussions autour de la nouvelle réglementation sur la lutte contre le commerce illicite de cigarettes.
Et la bataille a, de haute volée, été remportée par le lobby du tabac. La stricte séparation entre les entreprises en charge de la mise en œuvre du système des produits du tabac et les industriels, telle qu’exigée par la Directive sur le Produits du Tabac élaborée par l’OMS en 2013, a été purement et simplement abandonnée. A la place, un texte beaucoup moins contraignant limite à 10 % du chiffre d’affaires les liens possibles entre les prestataires mandatés pour la traçabilité et les industriels. Une décision qui, à l’époque, avait indigné le député Philippe Juvin. « Très stricte séparation, cela signifie zéro % de chiffre d'affaires commun », soulignait en 2018 le député européen LR Philippe Juvin, qui estimait que « la Commission européenne a ouvert quand même la possibilité à des sociétés de traçabilité qui travaillent déjà avec des cigarettiers de participer au marché ». Résultat des opérations ? Dentsu et six prestataires -sur 8- retenus par Bruxelles sur le marché de la traçabilité des paquets ont eu des « liens commerciaux antérieurs » avec les industriels du tabac. « Outre ces liens incestueux Commission Européenne / Dentsu Tracking (filiale de Dentsu Aegis Network), le groupe Dentsu est un des principaux fournisseurs de service marketing et de communication pour Japan Tobacco International, Philip Morris, BAT et ITL (NDLR. le Big Four international de la production de cigarettes) », précise Michèle Rivasi.
« L’industrie du tabac n’a aucun intérêt à mettre en place un système qui suive ses paquets à la trace »
Si la grande majorité des experts et une partie de la classe politique européenne sont fondamentalement opposées à une quelconque implication des cigarettiers dans la traçabilité du tabac, c’est parce que les industriels alimentent une immense part du commerce parallèle. Le marché parallèle est ainsi composé « de cigarettes qui dans 98% des cas ont été produites dans les usines de Big Tobacco », souligne le cardiologue Olivier Milleron, auteur d’un essai remarqué « Pourquoi fumer c’est de droite ». Des données confirmées par la plateforme de référence Tobacco Atlas de l’University of Illinois Chicago.
Le Canard cite ainsi l’exemple du Luxembourg, où les cigarettiers livrent 3,1 milliards de cigarettes par an, pour une consommation domestique estimée à 600 millions de cigarettes annuelles. Une méthode qui permet de satisfaire les frontaliers français, qui importent un milliard de cigarettes par an achetées dans les bureaux de tabac luxembourgeois, où les taxes, moins élevées, font mécaniquement baisser le prix des paquets. Une situation qui se reproduit dans tous les pays, au gré des fiscalités différentes et qui, pour les 27 États-membres, représente une perte annuelle de près de 20 milliards d’euros, selon les données fournies par l’ancien eurodéputé Philippe Juvin. Raison pour laquelle « l’industrie du tabac n’a aucun intérêt à mettre en place un système qui suive ses paquets à la trace », souligne l’hebdomadaire satirique.
Des questions encore en suspens
L’interpellation de Michèle Rivasi et les faits dénoncés par Le Canard Enchaîné amènent leurs lots de nouvelles interrogations. L’enquête interne, si elle a lieu, devra ainsi déterminer qui est à l’origine du débauchage de Jan Hoffman. « Un transfert autorisé en décembre 2020 », se borne pour le moment à dire la Commission européenne. Pourquoi Dentsu a été choisie pour assurer ce marché si stratégique ? « La sélection s’est faite sur la base de la meilleure offre reçue », affirme Bruxelles. Sur les éventuelles tentatives de Dentsu pour s’offrir les services d’anciens hauts fonctionnaires, la nature des échanges entre Jan Hoffmann et ses désormais anciens collègues ou plus largement la proximité entre les industriels du tabac et les fonctionnaires européens, rien ne filtre pour le moment.
De son côté, Michèle Rivasi appelle à la transparence et s’inquiète des conséquences pour l’Europe, dont la popularité en berne semble liée à une défiance accrue des citoyens européens. « Nos concitoyens jugent sévèrement les institutions européennes pour leur manque de transparence. L’influence du tabac sur la déclinaison des politiques publiques et le cas de « porte tournante » (revolving doors) incarné par Jan Hoffman, peut légitimement contribuer à ce rejet de l’idéal européen », souligne Michèle Rivasi.