L’année 2020 est bien partie pour devenir une nouvelle année record en matière de salaires des grands patrons français. En pleine période de casse sociale et de morosité économique, certaines de ces rémunérations vertigineuses n’en finissent pas d’alimenter la polémique. La spirale des inégalités est-elle devenue inarrêtable ?
La planète finance semble avoir fini de prendre son indépendance du monde réel. Alors que la France connaît une croissance atone et des crises sociales à n’en plus finir, les coffres-forts des grands patrons ne se sont, pour leur part, jamais mieux portés. Et qu’importe les difficultés. Dans certaines entreprises au contraire, le salaire du dirigeant continue de grimper vers les sommets malgré les turbulences qui affectent les étages inférieurs.
Cette situation est loin d’être paradoxale. Il y a belle lurette que les licenciements, les « restructurations » et les plans sociaux ne signifie plus que tout le monde doive se mettre à la diète. Dans les entreprises où l’on « dégraisse » en supprimant des milliers de postes payés au smic, le salaire versé au président directeur général n’est pas comptabilisé de la même manière que ceux des employés. Aussi n’est-il pas concerné par les mesures d’économie qu’imposent les actionnaires aux entreprises en difficulté où l’on rabote et licencie à tour de bras.
Un salaire annuel passé de 757 à 541 années de SMIC
Prenez le groupe Carrefour par exemple, où s’enchaînent les « plans de départs volontaires » de plusieurs milliers de caissières payées au SMIC depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard. Le groupe, qui a connu ses heures fastes dans les années 2000 n’en finit plus de subir le déclin des hypermarchés. Ces temples de la consommation avaient fait la fortune du groupe avant la crise de 2008. Dans les grands hangars vides de la périphérie que boudent aujourd’hui les classes moyennes au pouvoir d’achat en déclin, des bataillons d’hôtesses de caisse superfétatoires sont désormais promises à la grande casse sociale. La faute à la conjoncture, ou plutôt la faute à pas de chance, et surtout pas celle des dirigeants de Carrefour qui, depuis 15 ans, n’ont pas eu le temps de voir venir ce grand retournement.
Avec 2 milliards d’euros d’impôts économisés en 5 ans grâce aux aides publiques, dont 755 millions d’euros grâce au seul CICE, le groupe Carrefour a créé 259 emplois de caristes, de chefs de rayon ou encore de femmes de ménage… mais aussi celui d’Alexandre Bompard. L’ex-PDG de la Fnac, parti en 2017 plein milieu de la fusion avec Darty, est un salarié de luxe payé rubis sur l’ongle. En 2016, Bompard a perçu pas moins de 13,9 millions d’euros, soit 1 586 euros par heure ou 757 années de SMIC brut, en hausse de 21% par rapport à l’année précédente. Un record astronomique pour une entreprise moyenne, qui ne figure même pas au CAC 40. En comparaison, Carlos Ghosn, l’ex-PDG de Renault n’était payé « que » 13 millions d’euros en 2017.
Pressé de se mettre à la diète par peur du scandale que provoquerait sa rémunération dans une entreprise à bout de souffle, lestée par les pertes de ses filiales, où les suppressions de poste et les annonces de chiffres en berne se succèdent et se ressemblent trimestre après trimestre, Alexandre Bompard, grand prince, a concédé une baisse de sa rémunération de 14 à 10 millions d’euros. Une paille qui représente à peine 541 années de SMIC et 7,5% du CICE perçu par Carrefour en 2016. Bompard, payé indirectement par nos impôts ? On serait ainsi presque en droit de le croire. Un montant tout juste suffisant pour le faire patienter en attendant un prochain poste plus rémunérateur, dans lequel personne ne lui demandera de modérer ses prétentions salariales. C’est d’ailleurs une longue tradition chez les dirigeants de Carrefour, souvenons-nous notamment de Georges Plassat et de sa retraite chapeau que, et cela ne manqua pas d’étonner à l’époque, Emmanuel Macron critiqua violemment, dénonçant notamment « les dingues de pognon ».
Prime à l’échec
Alexandre Bompard n’est pas un cas isolé. Des patrons de Thomas Cook qui ont touché 20 millions de livres en salaires et bonus depuis 2014 avant d’emmener l’opérateur à la faillite, à la présidente directrice de la RATP Catherine Guillouard, qui s’était augmentée de 50 000 euros à l’orée du mouvement social contre la réforme des retraites, sans oublier les golden parachutes de 52 millions d’euros des dirigeants de la Deutsche Bank versés lors du licenciement de 18 000 salariés, les exemples de rémunérations folles sont légions. Et la gêne devient, quant à elle, de plus en plus difficile à dissimuler, y compris dans les rangs des promoteurs du capitalisme financier.
Le « package » de départ de 14 millions d’euros de l’ex-président de TechnipFMC, Thierry Pilenko en mai 2019 avait ainsi suscité l’indignation de Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef et de Bruno Le Maire, dénonçant une « prime à l’échec ». Il faut dire que l’ancien patron n’avait pas fait les choses à moitié en lestant l’ex-fleuron national de 2 milliards de dollars de perte avant de s’en aller sur la pointe des pieds. Le parachute doré de Michel Combes, ex-directeur général d’Alcatel Lucent, dont le montant avoisinait aussi les 14 millions d’euros, avait quant à lui été amputé de moitié sous la pression des patrons français, de l’Autorité des marchés financiers et du gouvernement « pro-business » de Manuel Valls – peu suspects de velléités de contrôle du monde financier.
2018 avait été l’année de tous les records en matière de salaires des PDG. 2019 n’avait pas démenti la tendance. 2020 sera-t-elle l’année de tous les possibles ?