Le procès en Cour d’assises de l’affaire Mahé, que le livre tuer ou désobéir - dilemme d'un soldat (édition l'Harmattan) examine, est le premier procès de soldats devant cette justice commune et devant une juridiction ordinaire (si tant est que passer en Cour d’assises relève de l’ordinaire). Durant les neuf jours d’audience, la justice a interrogé, questionné, passé à son marbre les fondamentaux militaires pour rappeler la loi bien sûr, identifier les responsabilités, les circonstances aggravantes ou atténuantes et in fine délivrer un verdict.
Affaire Mahé : des soldats jugés par une justice ordinaire
De cette confrontation entre la force du droit prescrite par la justice et le droit de la force concédé aux militaires ont émergé comme par l’effet de la tectonique des plaques quelques questions de fond.
Au premier rang celle qui concerne l’engagement du soldat et ses limites. Les militaires consentent à donner leur vie pour remplir leur mission. Se soustraire à cette obligation s’appelle déserter, et déserter a pu être puni par la peine de mort et le peloton d’exécution. Leur engagement est donc sans limite. Les débats du procès de l’affaire Mahé ont rappelé les devoirs des soldats ; ils ont parallèlement occulté leurs droits. En qualifiant de crime[1] une mort donnée au nom de la mission reçue – en l’espèce celle de protéger les populations et de rétablir les conditions d’une paix politique – l’institution judiciaire a déséquilibré une symétrie fondamentale : avant, pouvoir tuer parce que pouvoir être tué sans que cela soit judiciarisable était le pacte. L’affaire Mahé, en judiciarisant la mort dans le cadre d’une mission reçue d’un coupeur de route sanguinaire, a fêlé ce pacte : le sacré du droit qui criminalise une mort donnée par un soldat l’a emporté sur le sacré, jusqu’à sa mort consentie, de l’engagement sans limite du militaire.
J’ai ainsi été reconnu complice d’un meurtre – par instruction donnée, en l’occurrence un ordre transmis. Si tuer est passible de justice, alors être tué devrait l’être aussi. Un autre fait de guerre, lui aussi judiciarisé, a plané sur les débats pour troubler un peu plus cette problématique.
Bouaké : le deux poids, deux mesures
Peu de temps avant Mahé, il y a eu Bouaké : un bombardement de l’aviation ivoirienne sur un camp militaire français a fait neuf morts et trente-six blessés parmi nos soldats. La justice a été saisie, tardivement et maladroitement, mais saisie. Sur ordre politique, les pilotes (des mercenaires biélorusses) qui avaient été appréhendés par deux fois, ont été par deux fois relâchés.
L’instruction a été freinée par le pouvoir politique – au contraire de celle sur la mort de Mahé. Ainsi, les soldats apparaissent-ils comme des coupables potentiels (aux yeux de la justice ordinaire), tandis qu’ils ne seraient pas reconnus ou si peu comme victimes. Le procès de l’affaire de Bouaké en juin 2020 condamne par contumace les pilotes sans parvenir à identifier les commanditaires ou les complicités. Le dernier procureur en charge de l’affaire constate avec amertume et diplomatie que « l’État n’a rien fait pour aider l’instruction et les victimes qui méritaient une tout autre considération. » Ce procureur se méprend sans doute : ce n’est pas l’État qui est en cause, mais le pouvoir, comme ce n’est pas le pouvoir que servent les militaires, mais l’État. La nuance est de taille.
Soldat de cœur ou soldat de plomb ?
Interrogeant ses limites, les débats ont naturellement dérivé sur la nature du soldat. Constitutives de cette nature sont ses qualités attendues : courage, loyauté, abnégation, obéissance. Plusieurs témoignages ont nourri cette question. Trois morphotypes sont apparus, avec plus ou moins de netteté. Les magistrats avançaient prudemment le modèle des ‘baïonnettes intelligentes’ qui condamne l’obéissance à un ordre manifestement illégal (le terme de manifestement [dans les textes] s’appréciant, sur le terrain, avec une certaine complexité).
Les accusés, dont j’étais, défendaient le ‘soldat de cœur’, celui capable d’émotions et de sentiments, d’agir face à l’inacceptable (des dizaines de meurtres de femmes et d’enfants, de viols et de vols du coupeur de route Firmin Mahé en l’occurrence) quand bien même les règles d’engagement nous en empêchaient, de s’engager ‘corps et âme’, d’aimer et de respecter la vie de ses soldats, de savoir s’émouvoir devant des situations insupportables. L’insupportable et l’inacceptable, des mots très souvent prononcés par d’aucuns, exigent plus souvent des actes - les soldats sont des hommes (et des femmes) d’action, pas des orateurs. À l’opposé, défendu par certains, le modèle du soldat qui ne doit pas mettre de cœur ou de sentiments dans l’exécution de sa mission a été plusieurs fois exposé : « ne mettez pas votre cœur dans la mission que vous remplissez » a-t-on pu entendre. La Cour, le jury populaire comme l’ensemble du public a écouté ces paroles avec suspicion tant la mémoire de ce modèle qui s’approche des ‘soldats de plomb’ dénués de sentiments reste sinistrement présent dans les mémoires. Les erreurs des soldats de cœur semblent tellement moins graves que les déviances des soldats de plomb. In fine, c’est toujours la conscience de chaque soldat qui, faute d’un modèle clairement défini, doit statuer. Que vaut cette conscience, juge intime de chaque homme ?

Où est l'État ?
Ces questions qui n’ont rien de subalternes se retrouvent dans une interrogation plus essentielle encore : celle de la capacité de l’État et du pouvoir à légitimer des morts (dans les deux camps : défenseurs et adversaires) au nom de la défense de ses intérêts vitaux. Ceux-ci sont de plus en plus mal définis, pour ne pas dire flous voire nébuleux. Les paroles et les actes ne sont pas corrélés. Ce confus n’est pas recevable. Puisqu’il revient d’une part aux soldats de défendre les intérêts vitaux au risque de leur vie, et que mourir pour du nébuleux n’est pas décent. D’autre part parce qu’il permet au pouvoir politique de rechigner à assumer des morts, notamment parmi les adversaires de ses intérêts vitaux. L’affaire Mahé tutoie cette réalité. La mission est sacrée, non pas de ce sacré religieux, mais selon la définition laïque qu’en a donnée Régis Debray : « le sacré, c’est ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège. » Là devrait vraisemblablement être le vrai point de contact entre les politiques et les militaires : autour de cette définition que l’un et l’autre doivent pleinement assumer. Ce sacré doit être très clairement défini par l’État pour engager et protéger le soldat, et s’imposer à la justice.
Légalité où légitimité ?
Là se trouve aussi possiblement une porte de sortie à un autre débat qui a animé les audiences du procès de l’affaire Mahé : si la mort de ce coupeur de route n’était pas légale, était-elle légitime[2] ?. La légalité fait référence à la loi ; à quoi fait référence la légitimité ? Au cœur des ‘soldats de cœur’ ? À la conscience, faute de mieux ? Que valent cette légitimité ou la conscience devant la justice ? Faute de mieux, ce sont cette légitimité et cette conscience qui ont été les moteurs de la mort de Firmin Mahé – tueur sanguinaire d’innocents. Il vous faudra lire le livre pour savoir comment la justice a traité dans les débats puis tranché dans son verdict cette concurrence entre légalité et légitimité !
Verdict : une justice atténuée par l’engagement
In fine, la justice nous a condamné. La légalité a présidé au verdict, logiquement. Mais la motivation du jugement a fait une place à la légitimité en même temps qu’elle a discrètement répondu à quelques questions que les débats avaient initiées : « Toutefois, la complexité de la situation dans la zone de confiance, les limites imposées à l’action de la force Licorne, l’impuissance de l’ONUCI et de ses forces de police, les scènes de crimes auxquelles étaient confrontés les soldats constituent des circonstances exceptionnelles qui, au regard de leur engagement sans faille dans leur mission, sont de nature à atténuer leur responsabilité. »
Reste une question essentielle : qu’est-ce qui fait qu’un soldat, dans l’usage de la force qui lui est concédée, qui peut tuer au nom des intérêts vitaux de l’État et parce qu’il peut être symétriquement tué, n’est pas un criminel devant la justice ordinaire et commune qui le juge désormais ?
[1] Curieusement, la justice n’a pas retenu le motif d’infraction à la protection d’un prisonnier) de la convention de Genève mais bien celui de meurtre et complicité de meurtre
[2] dans le dictionnaire : fait d’être légitime, bien fondé, juste, équitable